«La République islamique doit à cette femme une vie normale qu’elle lui a volée», commente Afsoon Najafi, en réaction à l’annonce du Nobel de la paix attribué à la militante iranienne Narges Mohammadi ce vendredi 6 octobre. «J’espère que ce prix Nobel sera un baume au cœur pour Narges Mohammadi, pour qu’elle sache que son courage est sur toutes les lèvres, que tous les Iraniens sont derrière elle, que son nom est connu de tous. J’espère que ce prix lui donnera de la force.» Elle-même est victime de mesures répressives de la part du régime iranien depuis la mort de sa sœur, Hadis Najafi, lors du mouvement de contestation qui a embrasé l’Iran depuis septembre 2022.
«J’ai parlé avec mon père ce matin. Les forces de l’ordre ont appelé ma famille pour les informer que deux autres corps seraient enterrés aux côtés de celui ma sœur. Ils disent que nous n’avons acheté qu’un niveau de la tombe. Ils veulent que la pierre tombale soit divisée en trois, que la tombe ne soit plus dédiée à ma sœur», continue Afsoon, dont la voix, ferme malgré une légère toux, résonne à l’autre bout du fil. «C’est une manière de nous intimider, de nous humilier».
Depuis un an, la tombe de sa sœur, Hadis Najafi, est devenue un symbole, et le point de ralliement de nombreuses manifestations. Il est aussi le lieu de recueillement d’une famille pour qui le drame d’il y a un an a été le début d’une longue descente aux enfers.
Dans la nuit du 22 au 23 septembre 2022, Hadis Najafi meurt après avoir reçu six balles de plomb, tirées par un fusil de chasse. Elle participait, comme des milliers d’Iraniens, à une manifestation en l’honneur de Mahsa Jîna Amini, morte une semaine plus tôt après avoir été arrêtée par la police de mœurs pour son voile mal porté. Hadis, jeune femme blonde active sur les réseaux sociaux, est immédiatement érigée en nouvelle martyre du mouvement de contestation.
«Dès son enterrement, des caméras de surveillance ont été installées sur sa tombe», continue Afsoon. «Nous n’avions le droit de nous recueillir au cimetière que trente minutes en fin de semaine, le jeudi et le vendredi. Nous étions escortés en voiture par la police, et ramenés dès que la demi-heure était écoulée».
En Iran, trois dates marquent le décès : le troisième jour et le septième jour, cérémonies privées auxquelles seule la famille assiste, et le quarantième jour, qu’on appelle en Iran cérémonie de «Chehellom», où les amis et les proches sont conviés.
«La veille du quarantième jour, mon autre sœur Chirine et moi avons été emmenées au centre de renseignement de Karaj», banlieue à l’ouest de Téhéran où vit la famille Najafi, et où Hadis a été tuée. Les services de renseignement les empêchent de partir et d’assister au dernier rite funéraire de leur sœur cadette. «Nous avons dû négocier, et nous avons fini par leur donner les identifiants de nos comptes Instagram», explique Afsoon.
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Le jour du «Chehellom», la famille est escortée par la police. Des barrières ont été érigées autour du cimetière pour empêcher tout rassemblement, mais des manifestants parviennent à les démonter. Une foule se rassemble, et le père d’Afsoon est immédiatement emmené pour être interrogé. Chirine et leur petit frère reçoivent de nombreux tirs de chevrotine, leur mère des coups de matraque.
Le «Chehellom» de Hadis Najafi, une semaine seulement après celui de Mahsa Jîna Amni, provoque un mouvement de contestation à l’échelle nationale. Des rassemblements ont lieu dans plusieurs villes du pays, et deux jeunes hommes sont arrêtés puis exécutés pour y avoir participé.
Les services de renseignement ne se contentent pas de surveiller le tombeau de la jeune femme. «Depuis sa mort, nous avons été placés sous surveillance permanente», poursuit Afsoon. Elle décrit les deux voitures garées, l’une devant chez eux, l’autre au bout de la rue, afin de contrôler leurs allées et venues. «Parfois, ils entraient chez nous», pour prendre le thé et manger quelques gâteaux.
«Ils étaient très polis, très civils. Ils avaient une manière de parler particulière, très sophistiquée», décrit Afsoon, pour qui ces visites deviennent synonymes d’une terreur psychologique grandissante. «Ils nous disaient, “vous avez déjà perdu une sœur, vous devriez réfléchir au prochain membre de votre famille qui pourrait disparaître”», menace à peine voilée à l’encontre du benjamin de la famille, âgé de seulement 19 ans au moment des faits. Le jeune homme finit par être kidnappé par les services de renseignement, raconte Afsoon et ne sera sauvé que par des membres du voisinage vigilants qui notent la plaque d’immatriculation de la voiture et l’identité de son ravisseur, permettant à sa famille de le retrouver.
Bientôt, le chef des services de renseignement de la ville de Karaj se met à les appeler régulièrement, presque tous les jours : «nous étions comme leurs filleules, il nous appelait pour savoir comment on allait».
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Chirine et Afsoon, qui continuent de prendre la parole sur les réseaux sociaux en effaçant systématiquement leurs messages, sont régulièrement emmenées au centre des services de renseignement pour être interrogées. «Il n’y avait jamais de convocation écrite» car «ils ne voulaient pas qu’il y ait de preuve». Aucun mandat d’arrêt, aucune convocation formelle.
Après un procès sommaire expédié en moins de deux heures, les deux sœurs reçoivent une peine de 25 ans de prison, pour avoir «incité la jeunesse à lutter contre l’islam et contre le régime». Elles sont libérées «provisoirement», en attendant les pièces manquantes du dossier, leur dit-on. Elles sont ensuite contraintes d’assister à dix séances avec un psychologue dans la cellule du service de renseignement de Karaj. «Ces séances étaient une autre manière d’exercer un contrôle sur nous», se rappelle Afsoon.
La famille Najafi tente de déposer une plainte contre la police, mais elle est retirée de force. «C’est à ce moment-là que j’ai fait mes recherches, et que j’ai appris qu’à l’extérieur du pays je pourrais tenter de traduire en justice les responsables de la mort de Hadis», relate Afsoon, qui décide alors de partir. Elle n’a pas reçu d’interdiction formelle de quitter le pays, et pense qu’elle peut tenter sa chance.
«Je venais de divorcer. J’ai fait une demande pour obtenir un nouveau passeport indépendant (car une fois mariées les passeports des femmes iraniennes dépendent de ceux de leurs maris, NDLR), et j’ai pris un billet d’avion pour la Turquie», se rappelle la jeune femme de 32 ans. Le régime sait qu’elle souhaite quitter le territoire, mais ne l’en empêche pas.
Depuis son départ, Afsoon continue de militer, et reste en contact avec sa famille, même s’il lui est parfois difficile de communiquer avec eux. Il y a deux semaines, au moment de l’anniversaire de la mort de sa sœur, sa famille a été placée en détention pendant deux jours, afin d’empêcher tout appel au rassemblement. Leurs papiers d’identité et leurs téléphones ont été saisis. Lors d’interrogatoires, ils ont demandé à ses proches le numéro d’Afsoon, son adresse, et les ont avertis que si jamais elle rentrait un jour en Iran, elle serait exécutée, pour avoir posté sur les réseaux sociaux des messages à l’encontre du guide suprême, Ali Kahemei.
Afsoon ne perd pas espoir. «Je continue de militer de la même manière qu’en Iran. Je n’avais pas peur là-bas et je n’ai pas peur ici. À travers les tribunaux internationaux, j’ai espoir de pouvoir condamner les vrais coupables. Ils ne peuvent pas continuer à vivre comme si de rien n’était.»
En attendant, le régime iranien continue ses persécutions à l’encontre d’autres jeunes filles, à l’instar d’Armita Garavand, jeune iranienne de 16 ans violentée dans le métro pour son refus de porter le voile le 1er octobre dernier.