Et de deux ! Ce jeudi 29 février, en direct de l’Opéra-Corum de Montpellier, le pianiste français Alexandre Kantorow s’est une fois encore vu sacré par les professionnels du milieu classique français. Se voyant remettre au terme de 90 minutes de cérémonie le titre de «soliste instrumental de l’année», qu’il avait déjà remporté en 2020. C’est cette fois-ci en duplex, depuis le Grand Théâtre de Provence où il se produisait ce 29 février au soir en compagnie de l’orchestre philharmonique de Hong Kong (dirigé par un certain Jaap van Zweden, dont on apprenait il y a quarante-huit heures la nomination comme futur directeur de l’orchestre philharmonique de Radio France !), que l’interprète a reçu son prix, à peine sorti de scène et encore en t-shirt. Évoquant, non sans humour, une situation «un peu lunaire.» Il ne fut du reste pas le seul à recevoir son prix en duplex cette année, puisque le ténor Benjamin Bernheim, sacré dans l’autre des catégories reines (l’artiste lyrique de l’année) répète actuellement Roméo et Juliette de Gounod au Metropolitan Opera de New York, et ne put donc réagir à sa Victoire que par écrans interposés…

Le jeune pianiste au toucher exceptionnel et dont l’intelligence musicale semble transformer en or tout ce qu’il touche (de Saint-Saëns à Bartok), rejoint ainsi le regretté Nicholas Angelich, qui avait lui aussi remporté le titre à deux reprises en quelques années d’intervalle seulement : en 2013 et 2019. Un hommage appuyé fut d’ailleurs rendu à l’artiste disparu en avril 2022, puisqu’il reçut, à titre posthume, la première des Victoires décernées au cours de cette 31e soirée : celle du meilleur enregistrement, pour le coffret Hommage, paru en cours d’année chez Warner Classics. Pas moins de sept CD composés de nombreux enregistrements inédits, allant du piano solo au concerto en passant par la musique de chambre. Réalisés entre 1999 et 2016 dans des salles de concert ou pour la radio, ils couvrent un large éventail d’œuvres, mais aussi de collaborateurs : Martha Argerich, le Quatuor Ébène, Myung-Whun Chung et l’Orchestre philharmonique de Radio France, ou encore Tugan Sokhiev et l’Orchestre national du Capitole de Toulouse. Rappelant à quel point l’interprète d’origine américaine avait été adopté dans notre pays autant qu’il l’avait adopté.

Pour évoquer sa mémoire, c’est l’altiste et ami Gérard Caussé qui fut appelé pour recevoir le prix en son nom. Souvent au bord des larmes, sous le regard attendri des deux maîtres de cérémonie : Stéphane Bern et Clément Rochefort. S’adressant directement au défunt en des termes pleins d’émotion, et avec son inégalable sens poétique, Gérard Caussé a salué «un grand parmi les grands.» «Le plus Américain des Parisiens», qui aimait à «dialoguer avec ses frères de cœur : Bach, Beethoven, Moussorgsky, Rachmaninov. Respirait et chuchotait avec eux. Nous faisait pleurer et nous magnifiait avec eux.» Remerciant un «magicien aux semelles de vent, véritable Rimbaud de la musique.»

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Nicholas Angelich ne fut pas le seul grand disparu du monde classique convoqué. Un hommage appuyé fut également rendu au chef Seiji Ozawa, dont la carrière et la personnalité généreuse furent retracées en images au fil d’un bref magnéto. Parmi les autres figures évoquées, la compositrice Kaija Saariaho, le pianiste Menahem Pressler, la chanteuse Renata Scotto, le contre-ténor James Bowman, la violoniste Florence Malgoire, ou encore Grace Bumbry (première chanteuse noire invitée à se produire au festival de Bayreuth) illuminèrent le mur de photographies qu’accompagnait l’élégiaque «In Paradisum» du Requiem de Fauré, interprété lors de l’une des ultimes séquences de la soirée par le chœur (aux voix quelque peu tremblantes) de l’Opéra de Montpellier, et l’Orchestre national de Montpellier Occitanie – placé pendant la plus grande partie de la soirée sous la direction du jeune chef italien Michele Spotti, le nouveau directeur musical de l’Opéra de Marseille.

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Comme l’an dernier, cette 31e cérémonie n’en était pas moins placée sous le signe d’une certaine modernité avec, en ouverture, une fois encore, une chorégraphie imaginative et contemporaine de Mehdi Kerkouche, dirigeant sa propre compagnie et des enfants d’écoles montpelliéraines, sur l’ouverture de La Pie Voleuse de Rossini – né justement un 29 février. Autre salle, autre ambiance que l’an dernier (où il avait chorégraphié, en direct de Dijon, la danse des Sauvages des Indes galantes de Rameau). Mais toujours cette belle intelligence de l’espace, qui lui permet d’investir les différents espaces hors scène avec panache. Intelligence de l’espace et dialogue aussi chez le clarinettiste Pierre Génisson et la mezzo soprano Adèle Charvet, qui livrèrent, accompagnés par l’orchestre montpelliérain mais cette fois Philippe Jaroussky à la baguette, un extrait de La Clémence de Titus qui ne manquait ni de regards complices ni de piquant.

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Qui dit modernité dit compositeurs vivants. Pour remettre, dès la trentième minute, la Victoire de la meilleure composition, la production n’a pas hésité à faire appel à celui qui incarne en ce moment même le personnage de Maurice Ravel à l’écran : l’acteur Raphaël Personnaz, tête d’affiche du film Boléro, d’Anne Fontaine. Après avoir révélé à quel point cette expérience l’avait transformé, et conforté son admiration profonde pour les «compositeurs, leur patience et celle de leurs proches», le comédien (qui pour les besoins du film s’est formé au piano et à la direction) a ouvert l’enveloppe, et dévoilé le nom du gagnant. Ou plutôt de la gagnante: Florentine Mulsant. L’arrière-petite-nièce de Jules Verne s’est vue couronnée pour sa sonate pour piano à quatre mains Le Chant du soleil, créée par Lydia Jardon et Alexandra Matvieskaya. Récompense ô combien méritée, et qui vient l’attention tardive mais de plus en plus sensible dont bénéficient les compositrices dans le monde de la musique classique aujourd’hui.

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Une reconnaissance qui bénéficie de plus en plus aux femmes chefs d’orchestre. C’est d’ailleurs l’une d’entre elles qui s’est vue décerner ce 29 février la Victoire dans la catégorie des révélations chefs d’orchestre: Marie Jacquot. Il était temps que la Française de 34 ans, qui depuis quinze ans mène une carrière au succès foudroyant outre-Rhin (après avoir été nommée première cheffe invitée des Wiener Philharmoniker, puis cheffe principale de l’orchestre royal du Danemark l’Opéra de Copenhague, elle prendra prochainement la tête de l’Orchestre de la radio de Cologne), ait enfin la reconnaissance qu’elle mérite dans son pays. Cette ancienne tenniswoman de haut niveau s’est d’ailleurs excusée, non sans humour, en recevant son prix d’avoir déjà un peu pris l’accent allemand. Et en a profité pour remercier tous les musiciens et professeurs de musique qui transmettent leur passion et suscitent des vocations à travers le monde.

À défaut d’avoir été consacrée l’an dernier (où Lucile Boulanger avait été nommée dans la catégorie soliste instrumentale mais n’avait pas eu le prix), c’est enfin la viole de gambe qui a cette année eu les honneurs des révélations instrumentales, à travers une autre personnalité charismatique de la génération des «enfants» de Tous les Matins du monde: la jeune Salomé Gasselin. C’est par la remise de sa Victoire que s’est en effet achevée la cérémonie.

Une cérémonie marquée par une sobriété de ton appréciable et bienvenue, qui donna à la soirée une tenue comme elle n’en avait plus connu depuis des années: pas d’intervention grotesque d’humoriste ne maîtrisant pas son sujet, ni de gaffe d’intervenants. Juste un léger problème de micros lors du duo de Rosine et Figaro «Dunque io son», interprété par Florian Sempey et Karine Deshayes après la remise, par cette dernière, de la Victoire de la révélation artiste lyrique à la toute jeune Juliette Mey (arrivée en troisième position au dernier concours Voix Nouvelles, elle livra d’ailleurs en début d’émssion une interprétation pleine d’élégance de la cavatine de La Cenerentola)… Et l’inévitable discours d’un délégué syndical de l’orchestre, à l’adresse d’une Rachida Dati aux abonnés absents. Invitant le Ministère et les pouvoirs publics à ne pas sacrifier la musique classique et les orchestres à l’heure où ces derniers doivent faire face à de nouvelles baisses de subventions.