Un symbole pour la liberté d’expression : le cinéaste iranien Mohammad Rasoulof vient défendre en personne à Cannes son film en lice pour la palme d’or, après avoir réussi à fuir clandestinement le régime de Téhéran. «Quand je traversais la frontière, je me suis retourné, j’ai lancé un dernier regard à ma terre natale et je me suis dit que j’y retournerai», a déclaré le réalisateur, invité jeudi soir sur le plateau de l’émission C à vous.
«Je ne voulais pas retourner en prison, explique-t-il au Monde. J’y suis allé. J’ai été à l’isolement pendant quarante jours dans une pièce grande comme ce canapé. Puis dans des cellules à peine plus grandes. Pas de tortures physiques – ils évitent avec les gens qui ont accès aux médias -, mais d’autres trucs comme de ne pas vous laisser aller aux toilettes pendant des heures, qui fait que vous n’osez plus manger, plus boire… Et puis, j’ai connu des prisons où vous êtes quasiment libre de circuler. J’y ai vu des choses hallucinantes.» «Je pense que tous les Iraniens qui ont dû partir en raison de ce régime totalitaire gardent une valise prête chez eux, dans l’espoir que les choses s’améliorent», a-t-il souligné lors de sa première apparition publique, aux côtés de l’actrice Golshifteh Farahani, exilée en France.
Grande voix du cinéma iranien qui n’a cessé de braver la censure, Mohammad Rasoulof n’a pas mis les pieds à Cannes depuis 2017 et le prix Un certain regard pour Un homme intègre, film sur la corruption. En 2020, il avait été empêché de quitter l’Iran pour recevoir son Ours d’or à Berlin pour Le diable n’existe pas , sur la peine de mort. Son nouveau film, Les Graines du figuier sauvage, promet de déranger encore le pouvoir, racontant l’histoire d’un juge d’instruction sombrant dans la paranoïa, au moment où d’immenses manifestations éclatent dans la capitale Téhéran.
En l’accueillant en personne, Cannes envoie un signal «à tous les artistes qui, dans le monde, subissent violences et représailles dans l’expression de leur art», a souligné le délégué général du festival, Thierry Frémaux. Et, plus largement, aux opposants au régime en place en Iran, où la répression ne cesse de s’accentuer. Amnesty International affirme que l’Iran, secoué par un mouvement de contestation fin 2022 après la mort de la jeune Mahsa Amini, a exécuté 853 personnes en 2023, le nombre le plus élevé depuis 2015. Les cinéastes sont régulièrement accusés de propagande contre le régime, dans un pays où les conservateurs concentrent tous les pouvoirs. Une donne peu susceptible d’évoluer après la mort récente du président Ebrahim Raïssi dans un crash d’hélicoptère.
Après avoir bravé pendant des années la censure, Rasoulof, condamné en appel à huit ans de prison dont cinq applicables et qui s’est vu privé de passeport, a dû se résoudre à fuir. «Je devais choisir entre la prison et quitter l’Iran. Le coeur lourd, j’ai choisi l’exil», a-t-il expliqué.
Sa fuite a été clandestine, au prix d’un voyage de plusieurs heures, épuisant et dangereux à travers les montagnes pour passer la frontière à pied. Rasoulof, arrivé sain et sauf en Allemagne où il a trouvé refuge, a expliqué avoir pu garder secrets «l’identité des acteurs et de l’équipe, ainsi que les détails de l’intrigue et du scénario.» Certains acteurs «ont réussi à quitter l’Iran» à temps, se réjouit-il. Mais de nombreux autres membres de l’équipe y sont toujours «et les services de renseignement font pression sur eux. Ils ont subi de longs interrogatoires. Les familles de certains d’entre eux ont été convoquées et menacées.»
Les festivals internationaux et la caisse de résonance qu’ils offrent sont une forme de reconnaissance importante pour les cinéastes iraniens aux prises avec le régime, à l’image de Jafar Panahi (Taxi Téhéran) ou Saeed Roustaee (Leila et ses frères), régulièrement sélectionnés, malgré la répression qu’ils subissent. Une série de personnalités du cinéma ont exprimé leur soutien à Mohammad Rasoulof dans une lettre ouverte, dont l’actrice iranienne réfugiée en France Zar Amir Ebrahimi et celle de «Anatomie d’une chute», Sandra Hüller, ou encore des cinéastes comme Fatih Akin, Agnieszka Holland et Laura Poitras, ainsi que deux prétendants à la Palme d’or 2024, Payal Kapadia et Sean Baker.
Outre Les graines du figuier sauvage, le jury de Greta Gerwig visionne également vendredi le dernier des 22 opus de la compétition, La plus précieuse des marchandises, de Michel Hazanavicius (The Artist), qui évoque la Shoah. Le palmarès est attendu samedi.