Il s’agit sans doute de l’exposition la plus attendue du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, ouverte du jeudi 25 janvier au 17 mars 2024. «Moto Hagio, au-delà des genres» célèbre, au fil de 163 planches originales, la carrière d’une dessinatrice incontournable de «shôjo mangas», ces BD japonaises destinés aux filles.
En France, cette catégorie éditoriale est bien connue des amateurs mais pâtit d’un manque de reconnaissance médiatique et commerciale. Écrasé par le shônen, c’est-à-dire le «manga pour garçons» (One Piece, Naruto, Dragon Ball…), le shôjo a longtemps été invisibilisé, parfois travesti, souvent caricaturé et assimilé à de la romance fleur bleue. Certains éditeurs français tentent aujourd’hui de mettre en lumière sa diversité. 2024 sera-t-elle enfin «l’année du shôjo»?
Au Japon, le concept de «shôjo» date de l’ère Meiji (1868-1912) et désigne une jeune fille avant son mariage. Les magazines destinés à ces «shôjo» émergent au début du XXe siècle et accueillent un nombre croissant de mangas à partir des années 1930. Les femmes dessinatrices y deviennent majoritaires à partir des années 1960. Aujourd’hui, le terme «shôjo manga» désigne une BD prépubliée dans un magazine destiné à un public de jeunes filles (avant sa publication en volume relié). En France, bien que de tels magazines n’existent pas, le mot «shôjo» a été repris par les éditeurs afin d’organiser leurs catalogues, au côté du «shônen», son équivalent pour les jeunes garçons, et du «seinen», pour les adultes.
Il existe une narration typiquement shôjo qui permet bien souvent de reconnaître ces œuvres sans connaître leur magazine d’origine. Selon Satoko Inaba, la directrice éditoriale de Glénat Manga, cette narration se caractérise par «la mise en avant de la sensibilité des personnages, au-delà du scénario ou des actions qui peuvent se passer». Concrètement, cela peut prendre la forme d’«instants suspendus entre deux paroles ou deux regards», explique Yuki Takanami, éditrice chez Kana, citant l’exemple d’Io Sakisaka, «très douée pour faire transparaître les émotions sans les mots». Les monologues intérieurs sont aussi fréquemment mis en valeur.
Certains codes graphiques sont fortement associés au shôjo, comme les grands yeux pleins d’étoiles mais aussi le fait de déstructurer les planches en s’affranchissant partiellement ou totalement des cases, ainsi que l’utilisation récurrente d’éléments symboliques (par exemple les lys, les roses ou les ailes d’ange chez Moto Hagio).
Cette «culture shôjo» s’étend au-delà des seuls mangas publiés dans les magazines shôjo. D’autres termes existent pour qualifier les mangas destinés au public féminin, notamment celui de «josei», destiné aux filles plus âgées et revendiqué par une part croissante d’éditeurs et de lecteurs. Bruno Pham, le directeur éditorial d’Akata, préfère conserver le mot «shôjo», «un terme un peu fourre-tout mais immortel» qui peut englober le josei.
Dans l’imaginaire collectif, le shôjo est souvent synonyme de romance, mais il touche en réalité à tous les genres, notamment – et de façon contre-intuitive – l’épouvante: «L’horreur explore les sentiments de la peur, du dégoût… Des choses très viscérales qui, thématiquement, collent avec l’intériorité du shôjo», rappelle Julia Popek, contributrice pour le Club Shôjo et autrice d’un article sur le sujet. Idem pour les thématiques évoquées: «Ça peut parler de harcèlement scolaire, de la pratique d’un sport, d’épanouissement, de deuil…», énumère Nathalie Bougon-Bastide, adaptatrice de mangas – son job consiste à retravailler les traductions brutes depuis le japonais, notamment l’humour et les références culturelles. Mais alors, pourquoi le shôjo est-il moins valorisé que le shônen?
Les mangas destinés aux garçons dominent complètement le marché. En 2022, d’après l’organisme GFK, 48 millions de BD japonaises ont été vendues en France, dont 36,5 millions de shônen et seulement 2 millions de shôjo. L’écart s’est creusé au fil des ans. Xavier Guilbert, cocommissaire de l’exposition Moto Hagio et journaliste spécialisé, estime que les ventes annuelles en volume du segment shôjo ont été divisées par quatre entre 2010 et 2020, passant d’1,6 million à 400.000, alors que les ventes totales de mangas grimpaient d’environ 11 à 22 millions.
«Le problème, c’est que le monde de l’édition a généralement tendance à investir sur ce qui est “garanti de marcher”, c’est vrai en marketing, mais c’est aussi malheureusement vrai en achat de droits», avance Sullivan Rouaud, directeur de collection chez Mangetsu.
«Depuis quelques années, on n’a pas eu de locomotive shôjo», relève Satoko Inaba de Glénat. Je n’ai pas l’impression qu’il existe aujourd’hui un titre qui fédère une génération entière, et qui arrive à faire rentrer des personnes dans le shôjo.» En effet, les plus gros succès shôjo en France – notamment Fruits Basket de Natsuki Takaya, Nana d’Ai Yazawa et Vampire Knight de Matsuri Hino – datent des années 2000 et aucun best-seller n’a vu le jour depuis la fin des années 2010.
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Par ailleurs, «les shôjo sont plus rarement adaptés en dessins animés, contrairement aux grands titres shônen», estime Satoko Inaba. «Et quand il y a une adaptation, elle s’arrête souvent après une saison!», regrette Yuki Takanami, qui estime néanmoins que la frustration des téléspectateurs privés de la fin de leur histoire peut les pousser vers le manga, citant l’exemple de Blue Spring Ride. «La Japon a pris depuis pas mal d’années la mauvaise habitude d’adapter uniquement des shôjo en séries live, avec des acteurs, avec aucun moyen pour nous d’y accéder», ajoute l’éditrice de Glénat, bien que, selon son homologue chez Kana, Netflix propose de plus en plus de ces «dramas» japonais.
Enfin, alors que les lectrices de mangas naviguent volontiers du shôjo au shônen en passant par le seinen, les lecteurs auraient beaucoup plus de mal à s’intéresser aux ouvrages initialement destinés à un public féminin. «Une grande partie du lectorat masculin – notamment hétéro – ne veulent pas aller vers des mangas qui ressemblent à des “trucs de filles” parce que la société est fondamentalement misogyne, estime Bruno Pham. On peut aussi parler de la misogynie intériorisée de nombreuses femmes qui refusent les trucs roses et les romances… Le shôjo et la romance, ce n’est pas honteux!»
Les stéréotypes dont souffre le shôjo et sa difficulté à élargir son public questionnent l’intérêt même de cette étiquette. Alors, doit-on continuer à parler de shôjo en France? Oui, selon l’éditeur d’Akata: «C’est important de visibiliser le shôjo, ce qu’il représente. Il n’y a pas un pays au monde où l’univers éditorial de la BD a donné autant de place aux femmes que le Japon! Le shôjo, c’est la spécificité du manga, c’est l’exception culturelle du Japon. Le revendiquer, c’est dire que les femmes font de la bande dessinée, sont des lectrices, sont des éditrices.»
En effet, les shôjo sont généralement conçus, écrits et dessinés par des femmes, ce qui a des conséquences: «Les personnages féminins y sont bien mieux représentés, estime Hélène, cocréatrice du compte Actu Josei sur les réseaux sociaux. Les autrices mettent en avant autant leurs forces que leurs faiblesses là où on retrouve beaucoup de poncifs dans les mangas écrits par des hommes (une femme forte est une femme qui sait se battre, une femme faible a besoin d’un homme, etc.).»
Pour tenter de déjouer la malédiction de son succès commercial moindre, le shôjo a parfois été travesti par les éditeurs. En 2016, Les Enfants de la baleine d’Abi Umeda a ainsi été présenté par Glénat comme un seinen: «À l’époque, le shôjo perdait énormément de lecteurs et le sortir de la collection shôjo nous permettait de viser un lectorat plus large», assume Satoko Inaba, qui ne ferait peut-être pas le même choix aujourd’hui. En effet, Glénat a depuis lancé une collection Shôjo «hors des sentiers battus», avec une salve de quatre titres très divers parus à l’automne 2023 et une seconde prévue en 2024.
De toute évidence, les éditeurs cherchent encore la bonne formule pour que le shôjo élargisse son public. Inspiré par le marché allemand, Pika a par exemple créé en 2018 une charte graphique appelée Shôjo Addict, avec trois sous-collections thématiques et un magazine promotionnel. L’idée était de «donner des repères pour les libraires et les acheteurs, lecteurs ou parents», raconte Mehdi Benrabah. «Très à l’écoute de la communauté shôjo sur les réseaux sociaux», ce que confirment deux lectrices, l’éditeur vient finalement d’abandonner cette charte «plus en phase» avec le public et dans la laquelle ses nouveaux titres shôjo seraient «trop à l’étroit».
Pourquoi ne pas carrément laisse tomber toutes les collections shôjo, shônen et seinen? «Les mœurs changent et la catégorisation qui était pratique il y a vingt ans ne correspond plus à la réalité aujourd’hui, reconnaît Yuki Takanami de Kana. Mais pour un éditeur historique comme nous, c’est compliqué de changer les étiquettes, ce serait vraiment un travail de titan». «Il faut un minimum de classification, il y a une telle profusion de titres…», estime Mehdi Benrabah. Et si certaines maisons d’édition (Akata, IMHO, Le Lézard noir…) et librairies spécialisées classent leurs mangas par genres ou par thématiques, les librairies généralistes et les grandes surfaces ne sont pas prêtes pour une telle révolution. «Dire qu’il s’agit d’aventure ou de thriller, avec une cible mature ou autre, ce sera à terme beaucoup plus parlant que de dire shôjo ou seinen», estime néanmoins Émile Marembert, chef des ventes junior chez Panini, qui a abandonné fin 2020-début 2021 ses cartouches orange, roses et bleus. Au Japon, le prix Shogakukan a cette année supprimé les catégories «enfants», «filles» et «garçons» – une décision hautement symbolique.
Fausto Fasulo, directeur artistique adjoint du festival BD d’Angoulême et rédacteur en chef du magazine Atom, ne cache pas son manque d’intérêt pour ces questions d’étiquettes: «La classification presque anthropologique des mangas au Japon est une spécificité de l’industrie locale. Elle obéit à une vision du marché différente de la nôtre. La dupliquer en France est donc absurde… Et puis ce faux débat est quand même d’une stérilité confondante, non? S’il faut donner de la voix pour une “cause”, autant le faire auprès des éditeurs afin qu’ils sortent des titres qui manquent dans notre paysage hexagonal, des incunables qui permettraient au lecteur francophone d’historiographier plus précisément la culture manga.»
Mieux analyser les mangas et leur histoire éditoriale pourrait contribuer à développer le goût et la curiosité des lecteurs. Les ouvrages dédiés au shôjo sont malheureusement très rares, même si on peut citer deux exemples récents: le beau-livre Shôjo! de Julie Proust Tanguy aux Moutons électriques et l’e-book Fruits Basket de Roseline Mornet, tous les deux parus en octobre 2023. Concernant ce dernier, l’autrice «avai[t] envie de montrer que Fruits Basket était plus qu’un manga romantique et aussi mettre en avant l’actualité et la pertinence des sujets sociaux qu’il traite, qui sont trop souvent passés sous silence. Je désirais également montrer les innovations visuelles auxquelles Natsuki Takaya a recours pour exprimer l’indicible.»
En dépit de ces initiatives salutaires, les contenus analytiques manquent. «Le manga a toujours souffert d’un discours critique très lacunaire, confie Fausto Fasulo. Avec Atom, on essaie de combler humblement ce déficit. Celui-ci a d’ailleurs eu un impact sur la réception de certaines œuvres… Et aujourd’hui, le retour de flamme se fait sur les réseaux sociaux avec une communauté remontée à bloc, véhémente, excessive au point de susciter beaucoup de crispations et parfois d’incompréhensions. Il y a parfois comme une envie ou une idée de scission chez les fans. C’est dommage, car pour recruter de nouveaux lecteurs, il faut être audible, et pour cela, il faut être articulé, précis et… ouvert.» Sullivan Rouaud «préfère penser aux superbes blogs et comptes spécialisés dans le shôjo qui encouragent les éditeurs à faire des efforts, et qui ont à cœur de partager leur passion».
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Sur les réseaux sociaux, il est vrai que le ton est parfois tendu. «Les jeunes sont plus rentre-dedans, certaines prennent à partie les maisons d’édition, il y a un côté meute. On n’arrive pas à toucher en dehors de notre communauté», regrette Julia Popek qui, de façon autodidacte, étudie et vulgarise l’histoire du shôjo. Pour Hélène d’Actu Josei, «les excès sont la conséquence d’une frustration sur le traitement du shôjo en France, qui est souvent dénigré en plus des manquements éditoriaux».
Le shôjo a besoin du soutien des médias généralistes pour s’ouvrir au grand public, selon Bruno Pham. «Plein de choses ont été faites mais n’ont pas eu la reconnaissance qu’elles auraient dû avoir parce que la presse n’a pas fait son job», estime l’éditeur d’Akata, citant l’exemple de la venue en France de Rie Aruga en 2019: «Sa série Perfect World parle de handicap, à Paris, avec des problèmes d’accessibilité… Le métro est un gag: du pain bénit pour les journalistes! À peu de chose près, la presse a préféré interviewer des auteurs masculins alors qu’ils avaient une autrice de best-seller. Elle a été snobée!» Venues au Centre Pompidou en 2012, Moto Hagio et Keiko Takemiya ont aussi été boudées par la presse (il faut dire qu’aucune de leurs œuvres n’était à l’époque disponible en français). On pourrait aussi parler de la couverture médiatique limitée de Riyoko Ikeda en 2011. La célèbre autrice de La Rose de Versailles avait pourtant été décorée de la Légion d’honneur en 2008.
2008 était aussi l’année de l’exposition Clamp à Angoulême qui, selon sa co-organisatrice Nathalie Bougon-Bastide, fut pour le coup une belle réussite. «Il y avait beaucoup de monde: des fans, des jeunes… et puis des gens qui passaient par là. Les échos étaient vraiment positifs!», se souvient-elle. L’aura de ce quatuor d’autrices était certes déjà reconnue à l’époque, car leurs mangas faisaient partie des premiers shôjo publiés en France dans les années 1990 (RG Veda en 1995 et Tokyo Babylon en 1996 chez Tonkam). Remontée à Paris en 2009, cette fois en présence des mangakas, l’exposition avait même séduit Le Figaroscope.
En plus de l’exposition Moto Hagio à Angoulême et de son impressionnant catalogue disponible à la vente, trois mangas de la mangaka sortent en janvier en illustrent à merveille la diversité du shôjo: le tome 1 de Barbara, l’entre-deux-mondes (thriller de science-fiction), Leo (tranche de vie animalière) et le tome 2 du Clan des Poe (fantastique vampirique).
Chez Pika, on n’hésite pas à parler d’«année pivot», avec l’arrivée le 21 février de Limit, de Keiko Suenobu (Life). Pour Mehdi Benrabah, «sortir le mois de la Saint-Valentin un shôjo de survie où les gens meurent» n’a rien d’anodin et participe de sa volonté de décloisonnement. Dès le 7 février, la réédition dans la collection Pika Masterpiece de Nodame Cantabile de Tomoko Ninomiya, un classique du josei, fait aussi figure d’évènement.
Chez Mangetsu, The Blue Flowers and the Ceramic Forest de Yuki Kodama sortira le 14 février. Il s’agira du premier josei du jeune éditeur, qui n’a par ailleurs aucun shôjo à son catalogue, mis à part ceux de Junji Itô. Une certaine Aoi Ikebe (Ritournelle) sera aussi accueillie prochainement dans le catalogue.
Chez Panini, une adaptation du Dit du Genji a été annoncée pour la fin de l’année: AsakiYumeMishi (1979-1993), de Waki Yamato, «une grande autrice qui n’avait jamais été éditée en France», selon Émile Marembert. Pour le chef des ventes junior de Panini, cette sortie patrimoniale et «la revalorisation de [ses] autrices (Akimi Yoshida, Fuyumi Soryô, Matsuri Hino)» s’inscrivent dans «un mouvement global de réhabilitation et de réévaluation d’oubliées de l’histoire», aux côtés de la très saluée collection Héritages d’Akata, dans laquelle sont publiés Le Clan des Poe et Barbara de Moto Hagio, mais aussi Autant en emporte la brume d’Eiko Hanamura. Espérons que le grand public et les journalistes sauront se montrer curieux et ouverts d’esprit, afin d’encourager les éditeurs à davantage explorer ce continent encore largement inexploré.