Le plateau du Vieux-Colombier est dans la pénombre. Se détache un crâne de cheval monumental avec les silhouettes blanchâtres de ses oreilles dressées. Incendiée, saccagée, Troie est tombée. Une mélopée lancinante et la voix de Clotilde de Bayser fait entendre la parole d’Hécube, qui a vu périr ses enfants et est donnée en « cadeau » à Ulysse. Martyre involontaire, elle harangue « cet ennemi du vrai, cette vipère sans loi ». « Pourquoi ne peux-tu pas te passer de moi ? », lui demande-t-elle.

Mobile, le décor est retourné par le Chœur Unikanti (issu de la Maîtrise des Hauts-de-Seine), et révèle alors la grotte, sanctuaire de la déesse Calypso (Séphora Pondi en robe bleue), qui propose à Ulysse de « sortir du temps ». Suite à l’injonction d’Hermès, les larmes aux yeux, l’amante du héros grec l’autorise à la quitter après sept ans de vie commune. Enfin, le guerrier sanglant revient à Ithaque et retrouve sa femme, Pénélope (la blonde chanteuse Marie Oppert). Elle l’a attendu sans prendre une ride, mais reste d’abord muette.

À lire aussiL’Iliade: sable, sueur et sang à la Scala

Dans le très exigeant Trois fois Ulysse (Éditions Espaces 34, représenté par L’Arche), Claudine Galea rend hommage aux femmes de L’Iliade et de L’Odyssée d’Homère. Elle redessine une image du personnage qui n’a rien à voir avec le « héros sans peur et sans reproche » des manuels scolaires. Joué successivement avec ferveur par Sefa Yeboah, Baptiste Chabauty et Éric Génovèse, l’amant, époux et le combattant est tour à tour violent, hargneux, fougueux et amoureux, faillible, voire « en dépression ». « L’art, c’est la beauté quoi qu’on dise. Violence et désordre, mais beauté », assure l’auteur. Il y a tout cela dans ce spectacle plein de soufre, où la cruauté des cœurs le dispute à un infime espoir. Pénélope finit par s’exprimer. Les rôles s’inversent. L’homme dépend de la femme qu’il a cru soumise.

Claudine Galea a travaillé en accord avec Laëtitia Guédon, directrice des Plateaux sauvages, à Paris, qui signe sa première pièce dans la maison de Molière. Cette dernière illustre les intentions de sa consœur à travers une mise en scène d’une précision chirurgicale dans une scénographie d’un raffinement extrême (sur un panneau défilent des soleils rougeoyants et des vagues sombres). Trois séquences immortalisent le destin de trois couples qui, en l’absence des dieux, prennent leurs responsabilités, surtout les femmes.

Les acteurs de la Comédie-Française prouvent, s’il en est besoin, qu’aucun registre ne leur résiste et qu’ils savent donner de la voix à tous les sens du mot. Alliant théâtre, musique et vidéo, le texte de Claudine Galea se déploie en majesté avec le risque que la forme prenne le pas sur le fond. Impossible d’être attentif tout du long de cet oratorio où les sentiments humains sont transcendés par la présence du Chœur Unikanti qui déclame aussi bien des chants du XIIe siècle, de l’araméen ou un Tri martolod. Beau comme l’antique !

Trois fois Ulysse, au Théâtre du Vieux-Colombier (Paris 6e), jusqu’au 8 mai. Rés. : 01 44 39 87 00. www.comedie-francaise.fr