Au Centre Chorégraphique de Rennes, la règle c’est le collectif. Ils ne sont pas un seul chorégraphe danseur à la tête mais six regroupés sous l’intitulé du collectif FAIR-E. À l’origine ce sont des amis, qui se sont trouvés dans la danse pour le plaisir puis se sont défiés, plus unis que jamais selon la règle des battles. S’y joignent des responsables administratifs dévoués eux aussi à la beauté d’agir en collectif. À l’honneur dans cette famille choisie, Ousmane Sy, remarqué pour son beau Queen Blood dédié aux femmes du hip-hop, et mort subitement en décembre 2020. Son One shot , pièce posthume, fut créé aux Rencontres hip-hop de Suresnes en présence de Roselyne Bachelot, alors ministre de la Culture. Dans le collectif, se distingue aussi un couple talentueux Johanna Faye et Saïdo Lehlouh. Elle cherche à trouver un terrain d’entente par le mouvement. Lui est un B. Boy à l’agilité d’un félin. Ensemble, ils créent deux pièces à succès Apaches puis Earthbound, repris l’an dernier par le CNSMD de Paris. Cette année, Johanna Faye a pris son envol.

Saïdo Lehlouh signe seul sa dernière création Témoin. Une manière d’achever la boucle commencée avec Apaches où il suit les enjeux de son engagement: comment la danse peut-elle créer du lien? «Témoin, c’est réunir des gens qui ne se connaissent pas forcément mais qui, de par leurs personnalités, leurs démarches ou leurs parcours ont tous quelque chose en commun. » Et un principe chorégraphique: «Les personnes invitées sont pour la majorité autodidactes, et lorsqu’elles rentrent dans le cadre de la performance, elles savent qu’elles ont la possibilité de le transformer» . Témoin permet donc d’assister à la lente mutation d’une forme composée de vingt personnes.

Lehlouh a plusieurs cordes à son arc: il sait ancrer ses mouvements dans le groove jusqu’au jaillissement de l’invention et la déflagration, un savoir propre aux breakers. Plus rare, il a un sens de la sophistication, du mystère, de la forme molle et fluctuante. Dans Témoin, il installe une atmosphère mobile où les gris poudroient, où les lointains ombrent les interprètes, où les êtres se rencontrent à des frontières diffuses, qui sont effectivement celles de ces vingt amateurs -frère, fiancée, ex-petite amie, relation professionnelle…- rassemblés pour la circonstance, et qui ne se frottent pas les uns aux autres quotidiennement dans le studio. Comment faire, bien faire, défaire? Lehlouh a poussé le raffinement jusqu’à constituer deux castings différents de vingt personnes qui alternent selon les endroits géographiques où la pièce est jouée.

On n’a rarement vu le break s’épanouir dans des contrées si singulières. D’autant que Lehlouh, maître d’œuvre des rencontres entre ces «témoins» libres d’improviser donne un tempo: celui de la suspension, de la lenteur, sans s’interdire le stop and go. Que se joue-t-il sur une scène entre des étrangers? Comment la présence de l’un bouscule les gestes de l’autre? Qu’y a-t-il à en retenir? Quelles sensations naissent d’une observation, d’une réaction ou d’une question? Comment le groupe influe sur l’individu? Lehlouh ouvre là bien des chemins sur le processus de décision qu’on n’a pas fini d’explorer. On le verra beaucoup cette année. Apaches sera repris au printemps à l’Opéra de Paris pour les Olympiades culturelles. Quant à Témoin, il commence tout juste sa tournée qui passera par Paris, Lyon et Annemasse.

Du 24 au 27 février 2024 au Théâtre de la Ville à ParisDu 3 au 5 avril 2024 à la Maison de la danse, LyonLes 9 et 10 avril 2024 au Château Rouge, Scène Conventionnée à Annemasse