Les immortels ont procédé jeudi 8 février à l’élection au fauteuil de Marc Fumaroli, élu en 1995 et mort en juin 2020. Allait-on assister à une nouvelle «blanche», c’est-à-dire une élection sans élu. Non, les académiciens ont choisi le philosophe Christian Jambet, né à Alger, en 1949, spécialiste internationalement reconnu de l’islam chiite, agrégé de philosophie, qui a appris l’arabe et le persan. Son dernier livre publié, Le Philosophe et son Guide chez Gallimard, en 2021, portait sur la figure de Mullâ Sadrâ et la religion philosophique (1571-1640), qui était surnommé le premier des métaphysiciens. Notre collaborateur, Paul François Paoli, l’avait rencontré en 2008, à l’occasion de la publication de Vie et Résurrection en islam – L’au-delà selon Mullâ Sadrâ (Albin Michel). Voici le portrait qu’il en avait brossé.

Philosophe, auteur d’une dizaine de livres et ancien élève de l’orientaliste Henri Corbin, Christian Jambet n’a jamais rien fait pour paraître dans les médias. En cette période de commémoration de Mai 68, célébrée par ceux qui voulaient abolir les commémorations, il garde ses distances. Il fut pourtant plus qu’un témoin de Mai 68 : un militant. En 1968, celui qui publie Vie et résurrection en islam – L’au-delà selon Mullâ Sadrâ avait 19 ans.

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Né en Algérie, cet enfant de pied-noir arrivé à Paris dans les années 1960 est allé chercher un petit livre rouge à l’ambassade de Chine. La Chine montre la voie à ceux qui croient que le monde va basculer du côté d’un rêve grandiose qui se révélera sanglant. De ce passé, Christian Jambet, qui reçoit dans un bureau tapissé de livres et de tableaux, a gardé peu de traces apparentes. On distingue bien, ici, un petit buste de Mao, mais surplombé par un autre buste, très grand celui-là, de Napoléon. Et l’on voit aussi un portrait de Freud, puisque Christian Jambet a été un élève de Lacan. On pourrait ironiser, cet homme a été de tous les snobismes de son temps… Il n’en est rien. Car la grande rencontre de Jambet n’est pas l’idéologie : c’est la philosophie. «Un professeur m’a converti à l’adolescence, en terminale.»L’époque est faste pour les penseurs radicaux. Louis Althusser écrit Pour Marx . Il y a aussi Michel Foucault que Jambet admire.

Quand Mai 68 arrive, cet élève de khâgne à Louis-le-Grand ne passe pas ses examens et se détourne de l’École normale supérieure. À quoi bon, si la révolution est imminente ? «J’ai eu le coup de foudre en politique comme en amour. J’étais trop jeune pour partir en usine comme l’ont fait des camarades», explique Jambet, qui fondera avec d’autres la Gauche prolétarienne, mouvement qui appelle les jeunes bourgeois à rejoindre les ouvriers et les paysans. Parti en Chine en 1969, à vingt ans, il rencontre Chou En-lai pour l’anniversaire de la République populaire de Chine. «J’avais un brin d’ironie, je jouais mon rôle. J’avais un interprète formidable, bouddhiste et végétarien, qui avait réchappé de la révolution et faisait une thèse sur Flaubert. Il y a dans cette époque une dimension littéraire qui explique pas mal d’errements.»

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L’aventure hallucinée de la gauche prolétarienne va durer jusqu’en 1973, date de la dissolution du mouvement. «Entre-temps, il y avait eu la grève des ouvriers de Lip et nous avions bien vu qu’ils n’avaient pas besoin de nous.» Éclate l’affaire Soljenitsyne. Jambet est bouleversé par L’Archipel du Goulag. Un mythe, celui du communisme, s’écroule. Quelque chose se brise en lui. «J’ai eu le sentiment que le sérieux de la vie était fini. Il fallait bien occuper le restant de mes jours.» La découverte de la spiritualité musulmane va le sauver de la déshérence. Son enfance algérienne a-t-elle compté dans cette prédilection ? Christian Jambet le croit. «La France avait étudié le monde musulman. Malgré les injustices de la colonisation, il y avait eu plus qu’une amorce de compréhension entre les deux cultures.» Jambet lit Louis Massignon, découvre le poète Halladj et se passionne pour Henri Corbin. Il part pour l’Iran avec lui, apprend l’arabe et le persan. A-t-il pensé se convertir à l’islam, comme René Guénon ? «Comprendre veut dire s’expatrier. Mais ni adhésion, ni conversion», réplique-t-il, presque offusqué…

En 1976, il publie, avec Guy Lardreau, L’Ange, une ontologie de la révolution, réflexion sur la notion de vérité en politique. «Il n’y a de politique nécessaire qu’à la condition d’un rapport à la Vérité. Sinon la politique n’est que gestion», explique ce platonicien de toujours. Avec André Glucksmann, Philippe Nemo et Bernard-Henri Lévy, ils forment «l’escadrille» des « nouveaux philosophes », selon l’expression de Maurice Clavel. La critique d’un certain héritage de Mai 68 commence. «Je suis en porte-à-faux pour toujours avec l’héritage libertaire de 68 ; une certaine philosophie de la libération du désir a tenu lieu de vision prophétique à ce que l’on allait voir venir : le déchaînement du règne de la marchandise», affirme Jambet.

Aujourd’hui, il regrette de ne pas avoir rencontré Pierre Boutang, comme le lui enjoignait son ami Clavel, si loin de lui par la pensée politique, mais si proche par l’esprit. «Boutang était maurrassien et moi, j’étais sectaire ! C’est mon grand regret, d’autant plus que Maurras a été un grand penseur.» En politique, Jambet admire particulièrement Napoléon et de Gaulle, «deux hommes de la décision historique». Chrétien discret, il a écrit, à propos du discours de Ratisbonne, un commentaire de très haute volée (La Conférence de Ratisbonne, enjeux et controverses, d’Abdelwahab Medeb, Christian Jambet, Jean Bollack, aux Éditions Bayard) sur la pensée grecque, le catholicisme et l’islam. «Le discours du Pape, nullement islamophobe, a été mécompris.» Il ajoute : «Ce qu’il y a de meilleur, en terre d’islam, peut être une source d’éveil pour l’homme occidental, qui a perdu le sens du tragique.» «Pèlerin de l’absolu», le mot de Léon Bloy, qu’il a découvert quelques années après Mao, n’est peut-être pas déplacé pour qualifier l’étrange chemin de cet homme dont l’immense érudition côtoie une désarmante simplicité.