Son existence fut mouvementée, ponctuée de résurrections. Il aimait raconter que jeune homme, renversé par une voiture en sortant d’une des boîtes gay qu’il écumait alors, il avait été déclaré mort. Sur le chemin de la morgue, on se rend compte que son cœur bat : demi-tour, direction l’hôpital où, pour la première fois, des médecins lui sauvent la vie.
Il était né, comme sa sœur aînée Isabelle – pianiste virtuose disparue prématurément – et son frère cadet Marc, dans une famille protestante et fantasque. Le père, Jean, polytechnicien, renonce à une brillante situation pour se consacrer à la peinture – il fonde aussi le musée de la Seita, ouvert de 1979 à 2000. La mère, Catherine Cambier, illustre des livres pour enfants. Tout ce petit monde habite, rue du Cherche-Midi, un immense appartement envahi de toiles et de pianos à queue, lieu propice à toutes sortes de fêtes.
Frédéric Edelmann commence des études éparpillées interrompues en 1977 au profit d’une carrière de journaliste. Des années durant, il sera pour Le Monde un critique d’architecture caustique, respecté, redouté, multipliant les piques contre les Tartuffe de la truelle, soutenant les artistes du béton, osant dans les colonnes de son journal des jeux de mots éloignés de la doctrine Beuve-Méry (« faites chiant »). Citons par exemple le « beau logis Nouvel est arrivé », publié un certain jeudi de fin novembre. Cette espièglerie n’est que le paravent d’une vaste culture et d’un éclectisme jamais étanchés qui engendrent, au début des années 2000, une passion pour la Chine où Frédéric Edelmann fait de nombreux voyages et dont il étudie la langue.
Beau gosse avec ses faux airs de Burt Lancaster, figure du monde homosexuel parisien – il entraîne même au Palace, le temps d’une improbable soirée, le très austère directeur du Monde, Jacques Fauvet –, il est l’un des premiers en France à anticiper les ravages du sida et cofonde en 1984 l’association Aides avec, entre autres, Daniel Defert (1927-2023) et Jean-Florian Mettetal (1952-1992), médecin à la beauté insolente et au caractère ombrageux. Les deux hommes vivent depuis quelques années des amours tempétueuses : ils quittent Aides en 1986 pour Arcat-Sida, organisation davantage tournée vers les professionnels de santé, et lancent le Journal du sida. L’engagement d’Edelmann lui vaudra la Légion d’honneur ; sa pertinence de critique d’architecture, de nombreux prix et la rosette des Arts et Lettres.
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Peu après avoir appris sa séropositivité, Frédéric Edelmann rencontre au milieu des années 1980 le second amour capital de sa vie, Caroline Bagros ; il épouse cette blonde piquante qui ressemble à Mireille Darc époque Grand blond. Au fil du temps, il contracte à peu près toutes les maladies imaginables et, à chaque fois, les terrasse. Le sida, qui a emporté Jean-Florian Mettetal et tant d’autres proches, tente de le tuer : le journaliste est sauvé in extremis par son stoïcisme, son sens de la dérision et, surtout, l’arrivée des trithérapies.
Malgré leur séparation, Caroline et lui n’ont jamais divorcé : elle a veillé jusqu’au bout sur le phénix épuisé, épaulée par Henri, son compagnon médecin. Frédéric Edelmann est mort dans les bras de Caroline, peu après lui avoir glissé dans un souffle : « Tu es un ange ».