Le scientifique, explorateur et écrivain Jean Malaurie s’est éteint à l’âge de 101 ans. Celui qui fonda la collection Terre humaine a toujours défendu les Inuits et les minorités en général. En 2005, il avait accordé une interview au Figaro à l’occasion du don de ses archives à la BNF.
LE FIGARO. – Que représente pour vous le don des archives de Terre humaine à la Bibliothèque nationale de France ?
Jean MALAURIE. – Il s’agit d’une reconnaissance pour ces auteurs, compagnons de cette aventure éditoriale, qui n’ont pas hésité, par l’écrit, à tenter de rendre accessible leur pensée au grand public. Et puis c’est tout un courant intellectuel qui est valorisé.
Comment le définir ?
Il veut défendre l’identité de peuples ou de groupes minoritaires et souligner leur dimension sacrée. Rappelons cette phrase de Roger Bastide, l’auteur d’une magnifique étude, Le Candomblé de Bahia: «Ce n’est pas la morphologie sociale qui commande la religion ou qui l’explique mais au contraire le mystique qui commande le social.»
Pourriez-vous revenir sur le caractère interdisciplinaire de votre collection ?
Terre humaine est une terre de liberté. Élève de Lucien Febvre et de Fernand Braudel, j’ai toujours été antitotalitaire. Je ne suis pas marxiste, ni structuraliste. Ni non plus Durkheimiste quand Durkheim affirme la primauté de la structure sociale sur l’individu. Mais je les lis tous et j’étudie de près leur pensée.
De cette vigie sans œillères qu’est Terre humaine , comment considérez-vous la pensée actuelle ?
La collection est née au cours de grandes turbulences idéologiques. La liste des «ismes» imposant une grille de lecture au monde était alors longue. Mais c’était l’expression d’une libération après la guerre et d’une effervescence. Aujourd’hui, la situation est différente: nous vivons une crise intellectuelle majeure. Dans nos universités, on s’est installé dans une concurrence effrénée qui mine le respect de l’autre, condition première de la vie des idées. Je n’évoque pas le provincialisme qui nous gagne, l’impérialisme de la langue américaine qui se traduit par une incapacité croissante de nos collègues d’outre-Atlantique à lire des travaux de langue étrangère. Le temps de Kafka ou de Stefan Zweig, où un intellectuel parlait trois à quatre langues et se faisait l’honneur de tout lire, s’éloigne. Plus généralement, j’ai l’impression que notre société se «décivilise».
Qu’est-ce que cela implique dans votre domaine, les sciences sociales ?
On peut dès lors se demander où sont les grands penseurs. Il existe en France beaucoup de jeunes très prometteurs, mais peu ont leur chance du fait d’un système de recrutement vicié, car ciblé. Je connais deux cas récents: Dominique Sewane, une ethnologue brillante, dont l’œuvre chez les Batammariba au Togo Le Souffle du mort, s’est traduite par l’inscription de leur territoire au Patrimoine mondial de l’Unesco, et Alexandra Richter, germaniste, spécialiste de la philosophie de la Nature de Goethe. Que leur offre-t-on ? Deux cas parmi tant d’autres…
L’ouverture prochaine du musée des Arts premiers, quai Branly, grâce auquel le grand public devrait pouvoir mieux appréhender les richesses de nos frères différents, vous donne-t-elle un motif d’espérer ?
Le président de la République œuvre sincèrement pour que l’extraordinaire message des peuples premiers soit enfin, dans notre capitale, perçu avec honneur et intelligence. Il est très regrettable que le Louvre n’ait pas eu de longue date des salles réservées aux grandes sociétés amérindiennes, inuites, africaines, sibériennes ou australiennes.
Mais il existe déjà des musées d’ethnographie.
Ils privilégient l’objet. Or il existe tout un patrimoine immatériel qui appelle une méthode spécifique. C’est l’arrière-monde imaginaire des sociétés: leurs rituels, leurs musiques, leurs danses. En tant que prise de conscience de l’extraordinaire créativité artistique des peuples traditionnels le quai Branly est vital. L’Occidental est à la recherche de nouvelles expressions du sacré, or l’art des peuples qui y seront évoqués «ne reproduit pas le visible, il rend visible», selon l’expression de Paul Klee. Je n’ai pas besoin d’évoquer ce qu’il a apporté à André Breton, Picasso, Max Ernst ou Dubuffet. Il nous fait percevoir ce que nos sens fatigués ne ressentent plus, ces forces chtoniennes qui s’expriment au travers des nervures de la terre, des icebergs, des labyrinthes de la pierre, et que ces peuples hypersensorialisés, dans leur imaginaire, vivent en remontant jusqu’aux temps de la genèse, se retrouvant homme-baleine, homme-loup, femme-araignée.
Et en ce qui concerne la recherche ?
Incontestablement, le Musée de l’Homme, auquel on doit tant, était en crise. Il avait vieilli. Après s’être affirmé au Trocadéro, avant la guerre, avec ces pionniers de notre pensée anthropologique, il a trop vite privilégié sa mission d’une collecte d’objets, oubliant quelque peu de s’interroger et de faire penser le visiteur sur la «pensée sauvage» qui les a conçus. Sans aucun doute, cette institution prestigieuse aurait dû travailler plus étroitement, notamment avec l’École des Hautes Études en Sciences sociales. Le nouveau Musée des Arts premiers devra, s’il ne veut pas être une simple vitrine esthétique, éviter cette erreur.
Vous-même avez passé votre vie à regarder «l’autre», en l’occurrence ceux des terres extrêmes du Grand Nord. Mais le plus célèbre des livres que vous leur avez consacré, Les Derniers Rois de Thulé , est-il lu sur le «terrain», au Groenland ?
La jeune intelligentsia groenlandaise l’a très favorablement commentée. L’un d’eux m’a dit: «Je suis allé au Danemark (dont le Groenland dépend, NDLR) pour étudier le droit. Eh bien, après avoir lu Les Derniers Rois, j’ai compris que si je ne rentrais pas au pays avec un autre état d’esprit, je trahirais mon peuple.» Voilà qui me fait croire que les ouvrages de Terre humaine ont quelque pouvoir. Les peuples premiers sont comme des sentinelles en défense de l’écologie si menacée. Sous leurs pieds, ils ressentent, mieux que quiconque, cette terre sacrée en grand péril suite à notre folie du développement à tout va.
Dans un proche avenir, les témoignages directs, non rapportés par un tiers, vous semblent donc essentiels ?
Ces territoires des peuples premiers ne sont pas le tiers-monde. Ils sont un univers d’une autre civilisation de facultés cognitives sans rapport avec les nôtres, et où monte la sève d’une nouvelle humanité qui se construit et qui est en réserve. Encourager la publication des témoignages de ces peuples méconnus, longtemps méprisés ; aider à faire émerger au cœur de ces sociétés ce que je nomme des «ethnologues de leur propre histoire», voilà bien un véritable défi pour Terre humaine, dont les auteurs sont des sortes de «passeurs» entre le passé encore vivant de ces sociétés et leur tout proche avenir.
Que pensez-vous des sculptures contemporaines des Inuits nord-canadiens que l’on peut voir actuellement au Musée de l’Homme ?
Elles prouvent que les artistes inuits ne passent pas leur temps à copier le passé, dans un art répétitif qui deviendrait mortel. Ils se risquent dans l’élaboration de formes abstraites très originales. Les voilà en phase avec le monde moderne. Un marché se développe, il leur permet de s’affirmer dans leur devenir avec un revenu qui ne paraissait pas garanti. Reste que nous sommes encore beaucoup trop enclins à ne nous intéresser qu’au pittoresque de la grandeur du passé de ces peuples, comme s’ils ne pouvaient pas avoir d’avenir, avec une philosophie qui se complexifie.
Comment agir intelligemment alors ?
Il faut générer des cadres autochtones formés à la politique, des penseurs capables de considérer leur propre avenir, de contribuer à celui du nôtre, de défendre leur droit et de résister au funeste néocolonialisme matériel, toujours là, notamment par une télévision omniprésente. C’est la raison pour laquelle, à Saint-Pétersbourg, j’ai créé, avec l’appui de Gorbatchev, une Académie polaire d’État. Elle compte aujourd’hui 1100 élèves issus de toute la Sibérie. Je suis convaincu que parmi eux se lèvera un jour un Tchekhov, un de Gaulle ou un Mandela.
Mais quel est l’intérêt, à nous Français, de nous impliquer dans l’avenir de ces petits peuples ?
J’ai réussi à ce que la langue française soit, comme elle le fut dans le passé, la première langue étrangère obligatoire de ces jeunes cadres. L’Académie polaire est membre, en tant qu’université, de l’association des universités francophones ; cela permettra peut-être dans l’avenir à la France d’avoir, avec les responsables sibériens de demain, les meilleures relations.
Que deviennent les Esquimaux que vous connaissez le mieux, les Inuits de Thulé ?
Ils sont guides pour touristes tout en restant chasseurs, avec de petits métiers, pratiquent une petite industrie du souvenir. Voilà un peuple qui a subi des assauts terribles, a été déporté par l’armée américaine, et perdu sa religion, le chamanisme, cette pensée panthéiste complexe, philosophie de la nature subtile. Heureusement, les Inuits sont pragmatiques. Sur leurs traîneaux, ils ont des radios, disposent de portables. Beaucoup pratiquent l’Internet. Nous sommes dans un autre monde. Je crois maintenant qu’il leur faut trouver une nouvelle vision, un nouveau souffle, la volonté tenace de croire en eux-mêmes et à l’importance qu’ils ont dans l’avenir de la planète.