Ernst est un petit garçon né dans les années 1930. Au sein d’une fratrie de six frères et sœurs, le petit garçon suisse élevé dans la ferme familiale vit au gré des tâches qui lui sont assignées. Entre nourrir les animaux, confectionner des meules de foin ou surveiller les vaches au pâturage, il s’octroie des moments de plaisir avec ses frères et sœurs. Malgré les corvées et l’extrême pauvreté, Ernst est un enfant joyeux, car pour lui «il est normal de travailler tous les jours même quand on est enfant». Mais quand en 1949, l’enfant âgé de 11 ans est placé dans un foyer paysan des environs, en échange d’un salaire versé à ses parents, du gîte et du couvert, une âpre réalité supplante l’insouciance des jours heureux.

Lika Nüssli s’est inspirée des souvenirs de son père pour Une enfance de paille. «J’ai toujours su qu’enfant, mon père avait été placé par ses parents, écrit en préambule l’auteure. Il n’a jamais raconté grand-chose de cette époque, ou toujours les mêmes histoires. Je croyais qu’il ne voulait plus en parler. Jusqu’à ce que je lui pose la question». Le récit du père illustré par la fille crée un album époustouflant, tant sur le fond que sur la forme qui ne s’embarrasse d’aucune case.

En peu de mots, Lika Nüssli emmène le lecteur dans une ferme de la Suisse orientale, en 1943, au sein d’une famille indigente mais résolument joyeuse. De son trait brut et expressionniste, la dessinatrice rend avec vivacité et intensité cette histoire mêlée de profonde félicité et âpreté. Inspirée des peintures paysannes suisses, elle campe un univers visuel intense en émotions.

Une première partie narrant les beaux jours vécus en famille, rend palpable les joies simples d’avoir droit à un seul œuf entier dans l’année (bien précieux que seuls les riches peuvent s’offrir), de la vie au grand air entouré d’animaux, des repas rationnés mais partagés en famille, des jeux inventés avec des bobines de fil vides. Malgré les privations, l’harmonie règne dans ce refuge empreint d’une énergie vitale à toute épreuve. Réalisées comme des tableaux champêtres, les planches inspirent une sérénité rurale.

À lire aussiFestival d’Angoulême: découvrez les cases des 45 albums de la sélection officielle décryptées par leurs auteurs

Plus amère, la seconde partie raconte une tout autre histoire où la solitude, le manque d’affection, la tristesse, les sévices physiques, les tiraillements de la faim et le travail harassant rythment les quatre années du jeune héros placé dans une famille de paysans. Graphiquement, la dessinatrice offre les pages les plus fortes de l’album. Entre pages épurées et surchargées, elle illustre avec brio les tourments et la descente aux enfers d’Ernst.

La fin de l’album s’avère particulièrement impressionnante, déployant plus d’une vingtaine de planches muettes riches d’éloquence pour évoquer la perte de l’innocence. Jusqu’au moment où le protagoniste retrouvera la parole et les mots pour défier son père et se libérer du joug de ses propriétaires. Et voguer vers d’autres aventures et un avenir plus souriant. Avec Une Enfance de paille, Lika Nüssli sait honorer et mettre en lumière la puissance évocatrice du dessin pour retracer cette enfance volée.

Une Enfance de paille, Lika Nüssli, Atrabile, 26 euros.