Le costumier, le percussionniste, l’éclairagiste d’un spectacle, fut-il une création, peut-il revendiquer la paternité d’une partition et réclamer sa part de droits d’auteur ? Près de cent ans après la première du Boléro de Ravel à l’Opéra de Paris, la question est abordée au tribunal judiciaire de Nanterre. Pour les ayants droit d’Alexandre Benois, qui avait signé les décors et les costumes du ballet de Maurice Ravel, refuser de reconnaître leur aïeul comme coauteur de ce succès planétaire n’est pas un droit que la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) peut s’arroger. Le Boléro, arguent-ils en citant plusieurs éléments historiques, est une «œuvre de collaboration» avec le peintre et décorateur russe. «Fiction» historique, «imagination» débordante, «évitement du débat initial» sur l’autorat du ballet, réplique la Sacem.
Les héritiers d’Alexandre Benois avaient assigné la Sacem en 2018 après qu’elle a refusé, par deux fois, de l’inscrire comme coauteur de l’œuvre. L’enjeu : si la Sacem accédait à cette demande, le Boléro, tombé dans le domaine public en 2016, serait selon elle protégé jusqu’au 1er mai 2039, Alexandre Benois étant décédé en 1960. Avec quelques chèques à la clef pour les héritiers. Si les droits générés représentaient «pendant un temps des millions et des millions d’euros» chaque année, selon les indications fournies à l’AFP par Josée-Anne Bénazéraf, l’avocate de la Sacem , les montants atteignaient en moyenne 135.507 euros par an entre 2011 et 2016.
Les ayants droit d’Alexandre Benois font valoir que le Boléro est à l’origine la musique d’un ballet créé à l’Opéra de Paris en 1928. «La musique du Boléro a été créée spécialement pour le ballet», assène Édouard Mille, avocat de la succession Benois. Avec Gilles Vercken, avocat de la succession Ravel, ils se relayent à la barre pour exposer les preuves qui, selon eux, démontrent que le Boléro est l’œuvre non pas du compositeur seul, mais de plusieurs artistes.
À l’appui de leur thèse, la présence du nom de Benois sur l’argument de deux ballets représentés le soir de la première de l’œuvre de Ravel en 1928, les déclarations de Louis Laloy, secrétaire général de l’Opéra de Paris, qui écrit dans Le Figaro qu’Alexandre Benois était l’«auteur» des trois spectacles, ou encore le courrier d’un directeur juridique de la Sacem dans les années 1980 mentionnant la collaboration avec la chorégraphe du ballet, Bronislava Nijinska…
Au-delà des éléments historiques, l’enjeu principal de l’audience s’est révélé être le rôle de la Sacem dans la reconnaissance d’un éventuel coauteur du Boléro. «Pour la Sacem il y a le droit d’auteur et le droit du Boléro. À œuvre d’exception, régime d’exception», a tancé Édouard Mille qui affirmait que la société n’a refusé que deux fois par le passé des demandes similaires à celle des héritiers d’Alexandre Benois.
«Ça n’est pas juste que la Sacem soit contrainte, 96 ans après les faits, de fournir un travail colossal pour batailler contre des chimères», alors qu’elle n’a pas «la charge de la preuve», a rétorqué Josée-Anne Bénazéraf. Le Boléro a été protégé pendant 78 ans et quatre mois: en France, les droits d’une œuvre tombent 70 ans après la mort de l’auteur – en 1937 dans le cas de Ravel. La loi a prévu des prorogations pour compenser le manque à gagner des artistes français durant les deux Guerres mondiales, ce qui a porté la protection jusqu’au 1er mai 2016, 88 ans après la création et 79 ans après la mort de Ravel. «Est-ce que ce n’est pas suffisant ? Qu’aurait-on dit si la Sacem fermait les yeux pour ajouter 23 ans supplémentaires ?», s’est l’avocate de la Sacem, qui a regretté que «la liste des fautes reprochées s’allonge au fur et à mesure» de la procédure.
Pour rappel, la succession Ravel est depuis longtemps un cas d’école débattu au tribunal : le maître étant décédé sans enfant, les droits générés ont été versés in fine à la fille, née d’un premier mariage, de la seconde femme du frère de la masseuse qu’Édouard Ravel, frère du compositeur décédé en 1960, avait engagée en 1954…
Concernant l’affaire qui mobilise aujourd’hui le tribunal judiciaire de Nanterre, la Sacem aurait-elle dû agir en simple «chambre d’enregistrement» comme le demandent aujourd’hui les requérants. Ou était-elle fondée à refuser qu’Alexandre Benois soit reconnu comme coauteur? Décision attendue le 24 juin.