« Contre l’insomnie, j’ai tout essayé, des bains avec des sels spéciaux, des plafonds revêtus de liège pour amortir les bruits des voisins… Quand il n’y a vraiment plus rien à faire, je vais au théâtre », disait, tirant sur son havane, Groucho Marx. Eh bien, nous avons trouvé un excellent somnifère, satisfait ou remboursé comme dit la formule publicitaire : Les Émigrants, mise en scène par Krystian Lupa.
De mémoire, rarement – à part peut-être une compétition de curling, un concert de John Cage ou Sleep, d’Andy Warhol – avons-nous assisté à un spectacle aussi soporifique. Il s’agit de l’adaptation d’un récit de l’écrivain allemand W.G. Sebald (1944-2001).
Cette mise en scène a fait parler d’elle. Un court avertissement : « Suite à l’annulation du spectacle à la Comédie de Genève et au Festival d’Avignon, les représentations des Émigrants sont finalement maintenues à l’Odéon, avec un calendrier quelque peu modifié : les avant-premières des 9 et 10 janvier et les deux premières représentations des 11 et 12 janvier sont annulées ; la première représentation a lieu le 13 janvier. » On dit, en coulisses, que le maestro polonais aurait le caractère irascible, les nerfs fragiles. Peu importe, le résultat est là et il faut en conclure que la montagne a accouché d’une belette.
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Les Émigrants traite de deux destins brisés, de deux exils intérieurs contés par Sebald (interprété par Pierre Banderet qui ne lésine pas sur les silences), narrateur-enquêteur à la recherche d’un temps perdu. Tout d’abord, l’histoire de Paul Beyreter (Manuel Vallade). Dans les années 1950, il fut l’instituteur, en Bavière, de Sebald. La pièce commence par la lecture d’une lettre. L’écrivain apprend que Beyreter a mis fin à ses jours en 1984. Nous remontons alors l’aiguillon de la vie de cet homme, ses joies et des angoisses dispensées entre scènes filmées et scènes de plateau. Avouons que le mélange des genres est parfois assez grandiose mais cela ne suffit pas, oh non !, pour que le spectateur adhère pleinement à cette existence peu à peu mitée par les bouleversements historiques.
Paul était bon instit, un pacifiste rêveur, mais la guerre lui a roulé dessus. On apprend qu’il fut radié de l’enseignement sous prétexte d’avoir un quart de sang juif. Pendant deux heures, nous voyons Paul avec ses élèves, Paul marchant sur une voie ferrée (tout un symbole), Paul dans les champs avec un filet à papillons (celui de Nabokov ?), Paul conversant sans fin – s’introspectant – avec Helen (douce et mélancolique Mélodie Richard). Le moteur verbal semble tourner à vide sacrifiant un dynamisme narratif : Paul qui passe d’une table à un lit, d’un lit à une table dans un beau décor imposant, hauts murs bleu-vert-de-gris délabrés. Salon en ruine à l’instar des personnages.
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Personnages ? Spectres, plutôt. Chairs sans squelette ou squelettes sans chair. Sans doute pour cela que le metteur en scène peine à donner vie à ces êtres en morceaux. Il tourne autour de ses acteurs désemparés sans jamais les animer vraiment. Peut-être était-ce son but. Peut-être n’avons-nous rien compris de ses habiles gaucheries. Après un quart d’heure d’entracte, la salle s’est un peu clairsemée. Feu l’instituteur dépressif, passons à la triste histoire du grand-oncle de l’auteur, un certain Ambros Adelwarth, valet de chambre homosexuel (interprété par Jacques Michel, Ambros vieux, et Pierre-François Garel, Ambros jeune).
Notre valet, né en 1886, a quitté l’Allemagne en 1910 pour émigrer aux États-Unis, où il devint donc le butler des Solomon, une riche famille de banquiers juifs new-yorkais. Il devient aussi l’amant de Cosmo (Aurélien Gschwind), fils de la maison, un accro du casino qui aurait la silhouette du Christ. On suit le couple dans leur vie d’errance chic. De Monte-Carlo à Jérusalem. Dans la Ville sainte, ils logent au dernier étage d’un hôtel à ciel ouvert. Contemplent les étoiles.
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Cosmo a chaud ? Le voilà en slip kangourou. Cosmo a froid ? Le voici en djellaba. Ce sont des fantômes qui reprennent forme, parfois, sur un écran ou dans un album de photos. Ils finiront tous les deux sous électrochocs dans un HP. Il y a des moments grotesques, indignes d’un grand metteur en scène qui se pousse un peu trop du col. Ainsi on se pince pour ne pas glousser lorsque Cosmo, filmé à poil, déblatère des considérations métaphysiques de bistrot. Et ces monologues intérieurs qui arrivent comme des cheveux sur la soupe ! Tous les personnages – excepté Sebald – ont mal au crâne. Migraines ou névralgies. On comprend pourquoi. Les Émigrants sont une pièce sur l’exil intérieur et nous restons, malgré tous nos efforts, à l’extérieur.
Les Émigrants, Odéon (Paris 6e), jusqu’au 4 février. Tél. : 01 44 85 40 40. www.theatre-odeon.eu