Il a changé pour toujours le cours de la poésie, en créant l’un des couples impossibles les plus célèbres de la littérature. Francesco Petrarca, dit Pétrarque, demeure jusqu’à nos jours le poète de l’ineffable bonheur, et de la douleur d’aimer.

Né en 1304 à Arezzo, en Italie, il est élevé et éduqué en Provence, terre à laquelle il restera toujours attaché. Lorsqu’il est frappé de ce coup de foudre amoureux qui durera toute sa vie, Pétrarque a 22 ans et Laure de Sade, née de Noves, à peine 18 ans… et surtout, déjà mariée. Pétrarque est alors un jeune homme, mondain quoique sans fortune, déjà adulé pour sa pensée chatoyante et son immense érudition, protégé par les puissants de son temps. Il voyage bientôt à leur service à travers toute l’Europe, devenant grand découvreur de manuscrits antiques. D’un fugitif instant en l’église Sainte Claire d’Avignon, il écrit dans le sonnet 211 :

« Je suis entré au point du jour le 6Avril mil trois cent vingt-sept au cœurD’un labyrinthe où je ne vois l’issue ».

Un labyrinthe poétique qui fera, tout à la fois, son malheur d’amoureux éconduit et sa gloire d’écrivain. Il en est l’un des plus importants de ce début de la Renaissance au point qu’en 1340, même s’il écrit en italien, Paris et Rome se disputeront l’honneur de le couronner Prince des Poètes, comme avant lui Dante et Boccace. Une reconnaissance et un succès qu’il élude dès le premier sonnet à Laure en rappelant, «Qu’ici-bas ce qui plaît, c’est bref, ce n’est qu’un songe».

À lire aussiQuand Pétrarque faisait l’ascension du mont Ventoux

Pourtant son « Canzoniere », qui enferme 366 sonnets à peine séquencés en deux parties, almanach imaginaire du sentiment amoureux, circule secrètement parmi les poètes, les romanciers et les librettistes, de Racine à Aragon, et de Choderlos de Laclos à Marguerite Duras. Comme le rappelle René de Ceccatty dans sa très riche préface des « Canzoniere », ses sonnets guidèrent, sur les chemins de la poésie moderne, Ronsard et Du Bellay dans leurs « Amours » et leurs « Regrets ». Ici s’arrête la comparaison car Pétrarque, amant éternellement affligé ne rêva jamais de la vengeance du temps sur la dame de ses pensées, et tandis que l’auteur de « Mignonne allons voir… » disait à Hélène « Vous serez au foyer une vieille accroupie », le poète espérait toujours de Laure qu’« elle m’aurait peut-être répondu. Quelque sainte parole en un soupirParmi nos rides et nos cheveux blancs ».

Pétrarque semble frapper du sceau de son obsession ceux qui le lisent : Samuel Beckett recouvrit de ses sonnets les murs de sa chambre, retenant pour toujours le vers, « Qui peut dire comment, ne brûle guère ». Il est dit aussi que le marquis de Sade, descendant de Laure, le lut indéfiniment dans le secret de son cachot tandis qu’il le reniait publiquement.

À lire aussiCes poètes oubliés: Charles Guérin

Avec des mots simples et lumineux qui desserrent le corset de l’amour courtois et de la geste des troubadours, la poésie de Pétrarque résonne du fond des siècles, comme si le poète venait d’à peine lever la plume, avec la même fraîcheur qui perle des peintures des tombeaux égyptiens. Ainsi en est-il de la Fontaine Vaucluse :

« Des branches volaient tombant, Que le souvenir m’en est doux, Une pluie de fleurs sur son ventre,

Elle était assise sous l’arbre,Modestement dans tant de gloire,Toute nimbée de tant d’amour,

Une fleur posée sur sa robe,Une autre sur ses tresses blondes,Qu’on aurait prises ce jour-làPour de l’or forgé et des perles. »

S’il nous paraît si proche, c’est peut-être aussi par cet infini déroulement du cœur, qui semble emprisonner et abolir le temps même quand il est compté, laissant intact et vibrant le premier regard. C’est surtout parce que contrairement à Dante Alighieri qui désincarna Béatrice jusqu’à en faire le double de la Vierge, Laure est de chair, que détaille et pour laquelle se consume le poète sans honte et sans reproche. Ainsi célèbre-t-il au sonnet 200, « cette belle main nue », « les tendres formes (….) de ce corps noble et chaste », une « bouche d’ange superbe », « Puis ce front, et ces tresses : à midi l’été, elles font oublier que le soleil brille ».

Et si le poète se permet cette sensualité c’est que le « Canzoniere », son fameux recueil, est aussi un coffre-fort du cœur qui ne laisse pas échapper le nom de la femme aimée. Pétrarque use pour la nommer de métaphores. Comme celle du laurier, qui le rapproche un peu plus d’Apollon, Dieu des poètes, lui-même éconduit par Daphné. Ou bien de rébus cryptiques qui renverrait au blason de Laure de Sade « une étoile à huit rayons d’or en champ d’azur ». De cet entremêlement savant d’images et de symboles, Pétrarque arrive au sonnet 325, à cette description de Laure d’un surréalisme virtuose proche d’un Dali peignant Gala : « Les murs étaient d’albâtre et le toit d’or / L’huis en ivoire, en saphir les fenêtres / D’où le premier soupir / Me parvint et le dernier de même ». Il meurt à Arqua, en république de Venise, le 19 juillet 1374.

Que bénis soient le jour, le mois, l’année,La saison, le temps qui s’enfuit, l’heure, l’instantEt ce lieu, dans ce beau pays, où deux beaux yeuxMe firent prisonnier et m’enchaînèrent.

Et béni soit le doux premier tourmentQue j’éprouvai, ainsi captif d’Amour.Béni soit l’arc, bénies les flèches qui me percèrent,Bénie la plaie qu’elles m’ont faite au cœur.

Bénis mes mots qui clamèrent sans nombreÀ tous échos le nom de ma dame. BénisLes soupirs et les larmes et mon désir.

Et bénis soient aussi tous ces écritsOù j’amasse sa gloire ; et ma penséeQui ne sait qu’elle, et donc rien d’aucune autre.