Cet article est extrait du Figaro Hors-Série Blaise Pascal, le cœur et la raison.« Je veux vous faire connaître, Monsieur, votre condition véritable, car c’est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. » Quelle est-elle, cette « condition véritable » que Pascal s’apprête à révéler au jeune fils du duc de Luynes qu’il a entrepris d’instruire par ses Discours sur la condition des grands ? Celle d’un grand seigneur, qui tient sa grandeur de la volonté sociale de distinguer certains états, et qui n’est, en réalité, que le « maître de plusieurs objets de la concupiscence des hommes ». C’est parce qu’il a le pouvoir d’exaucer leurs désirs, de soulager leur misère et de récompenser leurs efforts que les hommes s’attachent à un grand seigneur et le révèrent. Qu’il perde ce pouvoir, ils n’auront plus pour lui un seul regard. « Votre royaume est de peu d’étendue, mais vous êtes égal en cela aux plus grands rois de la terre. »

Pascal ne condamne pas ce pouvoir, il en voit l’utilité. Mais il met en garde son protégé contre l’erreur qui consisterait à tenir les grandeurs d’établissement décidées par les hommes pour des grandeurs naturelles, reflet de qualités d’âme et de supériorité morale. « Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue. » C’est au nom de la cohérence sociale et de son ordre établi que le faible doit respecter celui qui le gouverne ; quant à la considération morale qu’il pourrait lui porter, elle doit être gagnée par une grandeur tout autre.

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Voilà le futur duc de Chevreuse politiquement déniaisé. S’il s’était cru de nature supérieure aux manants du bon peuple, son « précepteur » se charge de le détromper : « Si la pensée publique vous élève au-dessus du commun des hommes, que l’autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec tous les hommes ; car c’est votre naturel. » Le peuple ignore ce « secret », et sans doute doit-il être préservé pour qu’il accepte d’être gouverné. Les grands, en revanche, doivent en être bien informés : toute leur vanité vient de ce qu’« ils ne connaissent point ce qu’ils sont » et se croient de nature supérieure.

Application concrète du raisonnement paradoxal qu’il tient sur la nature humaine, et donc la vie sociale, Pascal commence par mettre en cause le principe même de la monarchie : pourquoi confier la direction d’une société au mieux né ? « On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison. » Et pourtant, si l’on veut faire prévaloir les mérites à la tête de l’État, la guerre est assurée, car nul ne s’accordera sur celui qui dispose des plus éminents. La monarchie est par conséquent le mode de gouvernement le plus apte à garantir la paix. Étant entendu que le monarque doit œuvrer, avant tout, avec l’aide de Dieu, à instaurer l’ordre le plus juste, celui de la charité, et c’est ainsi que Pascal termine ses Discours sur la condition des grands : « Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité et ne désirent que les biens de la charité. »

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Quelque temps plus tard, le précepteur se fait entrepreneur et met en pratique cette maxime en lançant, avec le duc de Roannez, le marquis de Crenan et Arnauld de Pomponne, futur ministre de Louis XIV, l’entreprise des carrosses à cinq sols, premier réseau de transports publics créé en France, avec cinq lignes de carrosses qui sillonnent Paris à bas prix. Pascal en a tracé les itinéraires, choisi les voitures tirées par quatre chevaux, avec laquais et cocher. Il en a pensé la publicité, l’organisation de la société, les contrats, et songe à des réseaux en province et à l’étranger. Ses bénéfices seront destinés à porter secours aux pauvres et aux malades. Dès la première matinée, les Parisiens se pressent pour monter dans ces nouveaux carrosses, bientôt victimes de leurs succès : nombre de passagers les voient passer, pleins à craquer, sans pouvoir y monter. À cette déception s’en ajoute une autre : contre l’avis du roi, qui avait encouragé l’idée que les carrosses à cinq sols soient accessibles à tous, un arrêt du parlement interdit aux gens du bas peuple, soldats, laquais, pages, et autres gens de livrées d’y entrer « pour la plus grande commodité et liberté des personnes de mérite ». Personnes de mérite ? Quel était donc leur mérite, aurait pu demander Pascal à son jeune élève ?

Blaise Pascal, le cœur et la raison , 164 pages, 13,90€, disponible en kiosque et sur Le Figaro Store .