Le 25 juin 1966, le Journal de la nuit de la première chaîne se termine par un reportage sur la remise du Prix de la Chronique Parisienne au benjamin des critiques littéraires. Il travaille depuis 8 ans au Figaro et s’appelle Bernard Pivot. En présence des membres du jury, parmi lesquels son confrère Philippe Bouvard, il reçoit son poids en bouteille de champagnes. C’est sa première apparition sur le petit écran et personne, à commencer par lui, n’imagine alors le destin télévisuel qui l’attend.

Son talent est néanmoins évident. La confiance que lui témoignent les écrivains qu’il interviewe lui a permis de gravir rapidement les échelons menant à la direction des services littéraires du quotidien. Jusqu’en 1974, il se consacre principalement à cette tâche. Sa renommée naissante lui vaut toutefois d’être invité, de temps à autre, dans À la vitrine du libraire, puis dans Italiques. Ces émissions littéraires diffusées tardivement, destinées à un public aussi ciblé que modeste. À chaque fois, Pivot crève l’écran. La clarté de ses propos, la pertinence de ses remarques et son sens de l’humour sont remarqués par la direction de l’ORTF. C’est ainsi qu’au début du mois d’avril 1973, il devient l’animateur d’Ouvrez les guillemets, une émission réalisée par Claude Barma, diffusée chaque lundi à 21 heures 15, c’est-à-dire à un horaire clé, que l’on appelle aujourd’hui le « prime time.»

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À l’actualité littéraire bien entendu traitée, s’ajoutent des reportages sur la vie culturelle et des débats d’idées sur les thèmes de l’époque. Le titre n’a pas été choisi au hasard : «Ouvrez les guillemets » est une expression chère aux instituteurs pendant les dictées. Il symbolise donc un rendez-vous se voulant résolument populaire. Le succès est immédiat. L’éclatement de l’ORTF en sept sociétés, met un terme à l’aventure le 25 novembre 1974. Pivot ne se retrouve pas pour autant au chômage. Dès sa nomination à la présidence d’Antenne 2, Marcel Jullian lui propose la case du vendredi soir à 21 heures 40. Pivot accepte et suggère un titre qui lui a été inspiré par Françoise Giroud lorsque face à un interlocuteur particulièrement agressif, elle s’est exclamée, «Monsieur, vous m’apostrophez!». C’est ainsi que le 10 janvier 1975, il présente le premier de 724 numéros qui vont entrer dans l’histoire de la télévision.

Quelques semaines à peine suffisent au producteur pour mesurer un succès qu’il n’imaginait absolument pas. Le petit monde de l’édition prend conscience qu’au lendemain d’un entretien avec un auteur, le livre s’arrache dans les librairies comme dans les grandes surfaces. Les soirées consacrées à un seul invité, parmi lesquels Georges Simenon, Marguerite Duras ou Alexandre Soljenitsyne deviennent des évènements médiatiques.

Il y a aussi les affrontements en direct comme celui qui conduit Serge Gainsbourg à lancer un tonitruant «ta gueule !» à Guy Béart, autour d’un sujet qu’ils jugent essentiel : une chanson doit-elle être composée à la guitare ou au piano ? Un autre soir, Paul Guth, qui défend le service militaire, le port de l’uniforme et de la cravate est interrompu par Daniel Cohn-Bendit, qui, avachi dans son fauteuil tutoie d’office le romancier en lui lançant, moqueur, «Voilà la France profonde qui se réveille ! ». Le ton monte jusqu’au moment où contrairement à son habitude, Jean-Edern Hallier, parvient à faire rétablir le calme. Il y a aussi cet étudiant qui parvenu à entrer sur le plateau avec un couteau, interrompt un débat en menaçant de se trancher la gorge si on ne le laisse pas parler des projets de réforme de l’Éducation Nationale.

Il y a enfin, et surtout cette séquence de 1978 que Madelen vous propose de découvrir ou de redécouvrir. Au cours de la 159e émission autour du thème « En marge de la société », Marcel Mermoz, auteur d’un essai sur l’autogestion, et Cavanna, qui sort Les Ritals sont interrompus par Charles Bukowski, un écrivain américain « underground » dont la réputation d’alcoolique a traversé l’Atlantique. Il va s’y montrer fidèle en tenant des propos incompréhensibles avant de quitter le plateau en titubant, soutenu par des membres du service d’ordre. Un incident que, comme tous les autres, Pivot a géré en affichant toujours un calme et une politesse dignes d’éloges. La conséquence sans doute de l’expérience d’un journaliste qui, lui, n’a pas eu besoin d’alcool pour prendre de la bouteille.