Il a une silhouette dégingandée, les cheveux souvent mal coiffés, une voix traînante et un nom qui ressemble à la contraction de « quenelle » et «renard ». On aurait pourtant tort de ne pas le prendre au sérieux. Raphaël Quenard est un monstre de volonté. Sa croissance, il est allé la chercher avec les dents. La « valeur travail », inculquée par ses parents, n’est pas pour lui un vain mot. À 32 ans, il est le garçon dans le vent, l’acteur du moment, entre génie improvisateur et inquiétante étrangeté. Avec trois nominations aux Césars, meilleur acteur pour Yannick, la révélation de l’année avec Chien de la casse et du film de court-métrage documentaire, pour L’Acteur, ou la surprenante vertu de l’incompréhension coréalisé avec Hugo David, il va désormais falloir le prendre au sérieux.

Après Chien de la casse, au cinéma, et Cash, sur Netflix, Yannick lui offre de nouveau un premier rôle à sa démesure. Quentin Dupieux a écrit le film pour lui, après l’avoir fait tourner dans Mandibules et Fumer fait tousser. Le réalisateur, en pleine préparation de Daaaaaali ! , n’a pas pu résister au plaisir de le mettre en scène vite et bien. Yannick est l’un de ses meilleurs films, drôle et féroce. Ou comment transformer un vaudeville médiocre en farce noire.

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Avant de devenir la nouvelle muse de Dupieux, Quenard a franchi les étapes du métier d’acteur à toute vitesse, se faisant remarquer dans des seconds ou troisièmes rôles dans des films (La Troisième Guerre, Fragile, Coupez !, Novembre, Je verrai toujours vos visages) et des séries (HP, Family Business). Il arrive même qu’on le reconnaisse à peine à l’écran, comme dans la dernière scène de Jeanne du Barry. En grand chambellan, il apparaît l’espace d’un plan, le temps de crier : «Le roi est mort, vive le roi !» Il avait passé le casting pour le rôle de La Borde, finalement joué par Benjamin Lavernhe, plus connu. Mais il tape dans l’œil de Maïwenn. «Elle m’a dit : “Je ne sais pas où mais je vais te mettre dans mon film.”» Les cinéastes sont de plus en plus nombreux à vouloir mettre Quenard dans leurs films. Lui n’a pas l’impression d’un succès rapide. «Ça fait cinq ans que je vis du métier d’acteur. J’ai fait beaucoup de figuration, je travaille beaucoup.»

Quenard, fils d’un père chercheur en matériaux d’isolation et d’une mère employée à la Macif, grandit dans la banlieue de Grenoble sans rêves de cinéma plein la tête. Il s’engage d’abord dans l’armée en rejoignant l’École des pupilles de l’air, en souvenir d’un grand-père militaire adoré. «J’ai très vite senti que je n’allais pas m’épanouir. Je n’ai rien contre la discipline, mais nous, les artistes, on a un petit endroit où l’ego travaille un peu. Et le cinéma est peut-être le dernier espace de liberté. Il permet d’évacuer des monstres…» Le cinéma attendra. Il se lance dans des études de chimie avant de devenir attaché parlementaire de Bernadette Laclais, députée de la quatrième circonscription de Savoie. «Je croyais que la politique était du spectacle. Heureusement, je me suis trompé. À part les stars qui ont des ambitions présidentielles, on traite des sujets locaux. C’est tout sauf de l’esbroufe.» Sept mois plus tard, il monte à Paris et plonge dans le monde du spectacle, le vrai.

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Il entend parler du cours de Jean-Laurent Cochet, le professeur de Depardieu et de Luchini, disparu en 2020. En guise d’audition, Cochet lui demande de lire une fable de La Fontaine, L’Homme et son image. L’histoire d’un homme obsédé par son reflet. Un avertissement pour le Narcisse naïf et pressé. La suite est un mélange de formation sur le tas en tournant les courts-métrages des étudiants en école de cinéma d’heureuses rencontres, d’abnégation et d’entêtement. «Avec mes collègues, on faisait la tournée des sociétés de production et des boîtes de casting pour se renseigner sur les films en préparation et les auditions à venir. On chopait les adresses personnelles. Un jour, on s’est pointé chez Christel Baras, la directrice de casting de Titane. On avait mis des shorts de pompier et on lui disait le texte à travers la porte. Même pour des miettes, des petits rôles, on était des morts de faim. Une autre fois, on débarque chez une responsable de la figuration. Elle nous toise et nous dit : “Ça va si mal que ça ?” Avec mon pote, on s’est juré de ne plus jamais faire ça.»

Quenard fait aussi la tournée des avant-premières de film en présence des équipes, son CV sous le bras. Les réalisateurs l’évincent poliment sur l’air de «Je le regarderai tranquillement». «Concrètement, ça n’a servi à rien. Mais le fait d’oser y aller reflétait un désir profond et un peu irrationnel.» Quand il entend parler de Chien de la casse, que prépare le débutant Jean-Baptiste Durand, il convainc le réalisateur de lui confier le rôle de Mirales, tchatcheur paumé en Occitanie. Le meilleur film français de l’année et son acteur principal ne laissent pas indifférents les gens du métier.

«Je découvre ce que c’est qu’avoir le choix, c’est difficile d’être clairvoyant», explique Quenard. Il discute beaucoup avec son agent, Grégory Weill, qui est celui de la génération montante (François Civil, Vincent Lacoste…). «J’ai envie de tout faire, aussi bien du cinéma populaire que des films d’auteur radicaux. J’ai de l’appétit pour tout type de cinéma. Maïwenn, Gaspar Noé, Bruno Dumont, Arthur Harari, Justine Triet…»

Après Chien de la casse et Cash, Yannick est un nouveau personnage de prolo au bagout détonnant. Quenard ne craint pas la lassitude pour autant. «Mirales croupit dans sa jalousie, c’est un beau parleur toxique et autodestructeur. Chez le Daniel de Cash et Yannick, la parole est un moteur, elle les fait progresser. Et j’ai déjà des rôles à venir qui me permettent d’aller à un autre endroit. Je pense que je peux jouer des personnages d’une extraction sociale plus élevée. Du moment qu’il y a du cinéma, tout me va.»

Quant à son phrasé singulier, qui lui a souvent fermé des portes, il est devenu un atout. «Pour Chien de la casse, Jean-Baptiste m’a longtemps suggéré de consulter un orthophoniste. Il a fini par mettre dans un dialogue que mon personnage vient de Grenoble. J’ai des pointes d’accent du Dauphiné, mais je dirais plus que je parle comme si j’étais tout le temps enrhumé. C’est plus un voile qu’un accent. Je crois que c’est parce que j’ai pris un guidon de BMX dans le nez quand j’étais petit.» Prochainement dans L’Amour ouf, de Gilles Lellouche, et un film de Gustave Kervern pour Arte, Quenard garde la tête dans le guidon.