Les souvenirs d’enfance sont d’ordinaire la porte ouverte aux clichés littéraires. Il n’y a point de cesse aux reliques, et celles qui ne tombent pas dans l’ennui ne sont guère nombreuses. Nathalie Sarraute le savait. Pour éviter les pièges du « Je me souviens », elle a choisi la forme du dialogue permanent entre elle (enfant) et son double (adulte). Ce double jouera le rôle de l’intranquillité.

Sur la scène du Théâtre de Poche, nous voilà donc en présence des deux Nathalie respectivement interprétées par Anne Plumet et Marie-Madeleine Burguet. Nous remarquerons qu’elles ont presque le même âge (façon d’abolir les frontières du temps) ; elles sont vêtues du même tissu bigarré mais la première porte un chemisier, la seconde une robe. Le décor se résume à deux chaises cannées et ces deux chaises suffisent pour entrer dans le passé de Nathalie, cet album d’images dépourvu de logique et de chronologie. Vous verrez qu’ici seul compte la spontanéité.

La romancière, dans une démarche quasi proustienne, se fait la photographe de son passé et développe des instantanés pris entre ses 2 et 11 ans. Elle est à la recherche des « petits bouts de quelque chose d’encore vivant » qui palpitent « hors de mots ». La petite salle du Poche devient comme la chambre noire de la mémoire, « camera obscura » de la mémoire de l’auteur de Tropismes. Le double est là pour remettre les choses en place mais pas forcément les pendules à l’heure, il est le côté raisonnable de ce qui se joue devant nous, celui qui questionne la narratrice : « Pourquoi dis-tu cela, pourquoi parles-tu de “pépiements” alors qu’il n’y en avait pas, pourquoi, pourquoi ?… »

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Le double ironise sur « les beaux souvenirs » ; sans cesse, il traque les clichés et les projections artificielles, bref, il surveille l’auteur, le corrige, l’empêche de se laisser aller. Nous écoutons presque religieusement le récit de la petite Nathalie/Natasha qui fut ballottée entre la Russie (son pays natal), la Suisse et la France. L’enfant voyage entre son père Ilya et sa mère (très tôt séparés), entre Véra, la compagne de son père, et Kolia, le compagnon de sa mère. Il y aura la figure de Lili, la demi-sœur, fille de Véra et de son père. Très beau moment lorsque Nathalie/Anne Plumet décrit ce jardin du Luxembourg qu’elle découvre avec son père : le Guignol, les balançoires, les chevaux de bois…

Sobrement mises en scène par Tristan Le Doze, les deux actrices donnent chair au destin de Nathalie, futur écrivain. Elles se croisent ou plutôt s’entrecroisent, naviguent entre passé et présent. Enfance (écrit à 83 ans), c’est aussi et surtout l’apparition des mots à travers l’orthographe, la dictée, la récitation, le premier devoir de français.

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Nathalie nous dit, c’est touchant, qu’elle adorait la dictée et la récitation, qu’elle a toujours aimé être la première de la classe, qu’une de ses premières lectures fut La Case de l’oncle Tom. La romancière estampillée Nouveau Roman n’aimait, en fait, rien d’autre que le travail académique, aimait à faire, dans ses devoirs du soir, du beau style ancien. Freud disait que toute autobiographie est fausse. C’est sûrement vrai. Ce qui importe, c’est qu’elle sonne juste. Cette représentation théâtrale le confirme.

Enfance, au Théâtre de Poche (Paris 6e). Tél. : 01 45 44 50 21. www.theatredepoche-montparnasse.com