Cinéaste, producteur, journaliste, écrivain, ancien ministre de la Culture et membre de l’Académie des beaux-arts, Frédéric Mitterrand est décédé à 76 ans. Il se battait depuis plus d’un an contre un cancer, maladie dont il avait fait état publiquement.
Il est parfois difficile de se faire un nom quand on porte celui de ses parents. Pour Frédéric Mitterrand, partager le patronyme de son oncle François Mitterrand relève plutôt de l’incident avec lequel il a su jouer – il a fallu jouer – tout au long de sa carrière. «C’est un multiplicateur d’avantages et un multiplicateur d’ennuis, témoignait-il en 1992 devant Thierry Ardisson. Il y a des gens qui deviennent plus aimables, des gens qui deviennent moins aimables. Mais si les gens deviennent plus aimables ou moins aimables pour ça, ils se trompent. Cela n’a aucun intérêt.» Avant de parvenir à se détacher définitivement – au propre comme au figuré – de cette obnubilante parenté, le parcours a été long. Le même nom, le même chiffre, une connexion évidente jusqu’à certains traits du physique d’une flagrante ressemblance. Mais aussi une distance subie, entretenue puis revendiquée les années passant. Si jamais François Mitterrand a été attentif à sa très large famille, il n’en faisait pas étalage dans sa carrière publique.
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Frédéric Mitterrand, de son adolescence à sa vie d’homme déjà avancée, a vécu dans une famille et dans une France forcées puis forgées par son oncle. Il naît l’année où François Mitterrand devient pour la première fois ministre, il a dix-huit ans quand De Gaulle est mis en ballottage par l’impétueux de Jarnac, trente-trois ans quand il assiste à la première victoire du socialiste à la présidentielle, quarante-sept ans quand «mon oncle» cède le pouvoir. Longtemps, il a répugné à parler de cette ombre qui l’encombrait, sans jamais en nier la pesanteur. Et il a attendu que François Mitterrand quitte l’Élysée pour écrire dans un livre, Les Années De Gaulle, son admiration pour le général et ses tiraillements d’enfant Mitterrand.
Dans ce témoignage-manifeste, Frédéric Mitterrand dit davantage ses failles d’homme que sa conscience politique. Le texte venait à l’appui de son engagement dans la campagne de Jacques Chirac ; ce que la gauche vit comme une trahison, ce qui fut perçu comme une défection quand lui-même expliquait être fatigué d’attendre de l’affection. Le livre est paru à l’automne 1995, quelques semaines avant la mort de son oncle. Il s’en défendrait en plongeant son regard dans celui de quiconque aurait osé évoquer cette idée devant lui ; puis il serait passé à autre chose avec ce sourire qui lui décrochait la mâchoire. Mais Frédéric Mitterrand a eu deux vies, l’une avant, l’autre après.
Dernier né d’Edith Cahier et de Robert Mitterrand, le grand frère de l’ancien président de la République, Frédéric Mitterrand est né le 21 août 1947 à Paris. Enfant du XVIe arrondissement, dernier d’une fratrie de trois garçons, il conclut sa scolarité sans encombre par un coup d’éclat : dans le tumulte de l’année 1968, il se présente à l’ENA, est admissible, mais ne soutient jamais l’oral. Pas un coup politique, non. Une histoire de cœur, s’excusera-t-il. La volonté aussi de ne pas marcher dans les pas de ses ascendants : ingénieur, ministre, militaire, élu, les Mitterrand donnent déjà beaucoup à la France. Lui se lance dans le cinéma, sa passion.
Frédéric Mitterrand conserve le souvenir brûlant d’un tournage auquel il a participé, à 12 ans : Fortunat, avec Bourvil et Michèle Morgan, sa mère à l’écran. Frondeur déjà, il était allé seul aux auditions, seul aux essais, le bras cassé en écharpe, sans prévenir ses parents. Au culot. Il avait caché son nom. «Par timidité», témoignera-t-il à ceux qui veulent bien le croire. Au générique, il est crédité Frédéric Robert. Et il racontera toute sa vie comment il s’est ainsi retrouvé dans le lit de l’actrice star, le temps d’une scène.
Douze ans plus tard, en 1971, Frédéric Mitterrand répond à une petite annonce et rachète une salle de cinéma à Paris. Puis deux, puis trois. En quelques années, il crée un réseau d’art et essai, programme des classiques mais aussi du cinéma des écrans du monde comme on en voyait peu en France. Il donne à voir Lamarr, Kurosawa, Duras, Bergman, Loach… L’entreprise est belle, mais les comptes laissent à désirer. Après quinze années, il se résout à mettre la clef sous la porte et ferme son réseau Olympic. Il lui reste des dettes à éponger, en millions de francs.
Entre-temps, le fantasque directeur de salles à l’entregent facile étend ses activités sans rompre avec la pellicule. Il glisse de derrière les projecteurs à derrière la caméra pour réaliser Lettres d’amour en Somalie, où s’entremêlent documentaire sur la Corne de l’Afrique et journal intime d’un homme abandonné par son amant. Son écriture et sa voix y ont le premier rôle. Il glisse de derrière à devant la caméra, sur TF1 puis sur Antenne 2 dont les portes s’ouvrent à point nommé après la victoire de François Mitterrand. Son style, qui fera le régal des humoristes et des imitateurs, tranche avec celui des messieurs Cinéma auxquels les téléspectateurs sont habitués. Un peu comme avec «mon oncle», on aime ou on n’aime pas, mais il ne laisse pas grand monde indifférent.
Dans Étoiles et toiles, au côté de Martine Jouando, on l’entend défendre pêle-mêle, la vigueur du cinéma turc, le vérisme de la production allemande, la gloire éternelle d’Hollywood. On y découvre les propos de Serge Daney, Pierre-André Boutang, Jean Douchet… La gauche au pouvoir voulait changer la télévision et, opportunément, Frédéric Mitterrand en sera l’un des visages, l’une des signatures. Lorsque la cohabitation et la privatisation de TF1 mettent fin à l’expérience, c’est sur Antenne 2 que Frédéric Mitterrand trouve refuge.
Bien avant que le genre ne devienne un rendez-vous obligé des grilles de télés, avec son lot de poncifs, de mises en scène aux teintes sépia et de tons forcément compassés, Frédéric Mitterrand a fait des stars la matière à toute une série de brillantes émissions. Destins, sur TF1, puis Étoiles et Les Amants du siècle sur Antenne 2 deviennent les rendez-vous rituels des téléspectateurs admiratifs à suivre la carrière et la vie de Brigitte Bardot, Marlene Dietrich, Grace Kelly, Elizabeth Taylor ou Charlie Chaplin. Il s’essaye à l’actualité culturelle. Ce sera Permission de minuit, Du côté de chez Fred où il reçoit aussi bien Audrey Hepburn qu’Arielle Dombasle, ou Étoile Palace, retransmis en direct de la salle Wagram.
La télé est en train de changer. Elle devient le royaume des animateurs-producteurs, des shows qui dégoulinent d’argent et des relevés d’audimat qui ont valeur de vie ou de mort sur les programmes. Frédéric Mitterrand joue le jeu, s’y laisse prendre même, en prêtant son verbe habile au récit des tumultueuses vies de têtes couronnées ou de personnalités que l’on n’appelait pas encore people. Chez les stars, chez les grands, dans la vie de tous ceux qui ont réussi et dont l’Histoire a enregistré le nom, il cherche les failles et raconte avec délice les faiblesses et les doutes. L’emphase du ton, la vanité du style peuvent agacer mais on devine dans sa voix nasillarde que chacun de ces drames résonne avec sa propre vie. Cette manière de sincérité fait qu’il n’est jamais aussi à l’aise que dans les tragédies ; il s’y enivre et entraîne le public avec lui. Dans un PAF devenu très concurrentiel, il ne semble pas avoir les mêmes armes que d’autres. Il a pourtant le sens du spectacle : le jour où il reçoit un Sept d’or pour Du côté de chez Fred, alors que l’arrêt de l’émission est décidé, il pose son trophée par terre, «là où se trouve le service public», et tourne les talons.
À mesure que les années 1990 avancent, Frédéric Mitterrand se fait plus rare sur le petit écran. Effet de mode passé, lassitude aussi du personnage qu’il s’est construit. Il entretient son réseau pour placer ici une émission, remplir là une mission. Mais c’est dans les coulisses qu’il s’active désormais, au service d’une saison tunisienne, d’une année du Maroc, auprès du CNC quand il préside la commission d’avance sur recette. Quand François Mitterrand quitte la scène, Frédéric Mitterrand s’y lance, comme si le paysage politique n’était pas assez grand pour deux Mitterrand. Mais ses premiers sont moins assurés que ceux de son illustre aîné. Son amourachement pour la candidature de Jacques Chirac en 1995 a tourné court. Il racontera sa déception d’avoir été un «nom», une prise de guerre sur la Mitterrandie finissante et promet qu’on ne l’y reprendra plus.
En 2003, Frédéric Mitterrand prend la direction des programmes de TV5, chaîne qui espère ainsi gagner en visibilité autant en France qu’à l’étranger. On devine vite qu’il n’a pas changé – pourquoi l’aurait-il ? – mais ses projets d’une télévision qui pétille se heurtent vite à un défaut de moyens. Alors il reprend ses piges dans la presse, ses émissions à la radio, tient une chronique sur la télévision gay Pink. L’Élysée revient le chercher en 2008 pour plancher, dans une commission ad hoc, sur l’avenir de l’audiovisuel public. Nicolas Sarkozy veut tout y changer et promet d’y supprimer la publicité. Perspective séduisante pour Frédéric Mitterrand, mais il n’y pointera que quelques semaines avant d’être nommé, toujours par le président, directeur de la Villa Médicis. À 60 ans, on l’imagine tenir là son bâton de maréchal. Pas du tout. Frédéric Mitterrand ne passera que quelques mois à Rome, avant d’être rappelé par Paris en juin 2009. Une nouvelle mission l’attend et le temps le presse tellement qu’il l’annonce lui-même, à la télévision, la veille du remaniement : Frédéric Mitterrand remplacera Christine Albanel au ministère de la Culture et de la Communication.
Un Mitterrand qui avait soutenu Chirac aujourd’hui au service de Sarkozy ? Il y a de quoi faire jaser le tout-Paris. «Sarkozy a bien été ministre de Mitterrand», répond-il du tac au tac. À Valois, celui qui avait dit non à l’ENA se montre appliqué et technicien. Ils pensaient nommer «un saltimbanque» (l’expression est revendiquée), il a refusé le rôle. Pendant des mois, il bataille avec un cabinet qui n’est pas à sa main, imposé par Matignon et l’Élysée. «Les débuts ont été compliqués. Pour eux, me nommer était une bonne opération, et devait n’être que cela», expliquera Mitterrand au Nouvel Obs en 2011. Il hérite du champ de mines de la loi Hadopi sur le numérique, de chantiers en rade comme la Philharmonie de Paris ou le Mucem de Marseille, de projets avortés à l’instar de la Maison de l’Histoire de France souhaitée par Nicolas Sarkozy.
Il est surtout nommé à la veille de la crise financière qui va ravager les économies du monde et les finances de l’État français. Il faudra gérer la pénurie jusqu’en 2012. Sur le papier, le budget a progressé, mais c’est surtout parce qu’on y ajoute les aides à la presse ou la contribution à l’audiovisuel public. La réforme du régime des intermittents, dont François Fillon faisait un cas d’école ? Différée. «Je la laisse à mes successeurs», expliquera-t-il plus tard, pas mécontent. Quant à la grande réforme des administrations de la Culture, elle restera à faire. Après la défaite de Nicolas Sarkozy et son retour à la vie civile, il expliquera n’avoir pas eu les mains libres pour s’attaquer à la «bureaucratie» et aux «syndicats».
Au ministère, Frédéric Mitterrand est rattrapé par une polémique qui couvait depuis la sortie de La Mauvaise Vie, roman autobiographique dans lequel il raconte son homosexualité. En 2005, à la parution, il avait eu à s’expliquer sur ses expériences dans un club thaïlandais. Il l’avait fait par honnêteté, expliquait l’écrivain, assumant le côté «moche» et «glauque». Quatre ans plus tard, les mêmes pages sont brandies par le FN, une partie de la majorité et de l’opposition. Et c’est au 20 heures de TF1 que le ministre, cette fois, répond à ces accusations, s’explique sur le soutien qu’il vient d’apporter à Roman Polanski et se défend de toute apologie du tourisme sexuel. La polémique ne s’éteindra jamais. En 2011, il affirme son soutien au régime du président tunisien Ben Ali, en plein printemps arabe ; l’homme qui a obtenu la double nationalité franco-tunisienne depuis les années 1990 exprimera des regrets pour sa complaisance envers le régime quelques mois plus tard.
Quand Frédéric Mitterrand quitte la rue de Valois en 2012, après la défaite de Nicolas Sarkozy, il n’en a pas tout à fait fini avec la politique. Il conservera une «tendresse» pour François Fillon, qui l’avait soutenu dans les moments difficiles. En 2015, il enregistre, pour l’histoire, un grand entretien avec Valéry Giscard d’Estaing, ultime pirouette faite à la Mitterrandie. Mais comme si les regrets le travaillaient déjà, il se met aussitôt à travailler sur un documentaire consacré à l’enfance à Jarnac de l’ancien président de la République. En 2016, après avoir bataillé sévèrement avec ses successeurs à la Culture et notamment avec Aurélie Filippetti, il se prononce pour un nouveau mandat de François Hollande, dont «le bilan n’est pas aussi catastrophique qu’on le dit». À Nicolas Sarkozy, qui l’avait nommé ministre, il expliquera qu’il a «changé de camp pour rentrer à la maison». Il deviendra enfin le commentateur, d’abord intrigué puis déçu, du quinquennat d’Emmanuel Macron. Sans jamais se départir de son cabotinage. Girouette, Frédéric Mitterrand ? «Je suis comme beaucoup de Français, ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent, comme disait Edgar Faure», revendique-t-il sur France 2 en 2016.
En 2019, deux nouvelles aventures attendent le septuagénaire. Avec son frère Olivier, Frédéric Mitterrand prend la tête des éditions Christian Bourgois, dans lequel le fonds d’investissement familial a investi. Le milieu littéraire gronde à l’annonce de cette mauvaise manière faite à la vénérable maison indépendante et à Dominique Bourgois, la veuve de son fondateur, qui quitte ses fonctions. Quelques mois plus tard, Frédéric Mitterrand cède sa place de directeur éditorial. Dans le même temps, il est élu à l’Académie des Beaux-Arts au siège de Jeanne Moreau, au sein de la section Créations artistiques dans le cinéma et l’audiovisuel. Trois ans après avoir échoué à entrer à l’Académie française. À son installation, ses frères Jean-Gabriel et Olivier, ses fils Mathieu Mitterrand, Jihed Gasmi-Mitterrand et Saïd Kasmi-Mitterrand, sa cousine Mazarine Pingeot sont là, au milieu des habits verts et des familles nobiliaires qui n’auraient, pour rien au monde, raté son sacre.
C’était en février 2020, quelques jours avant que la pandémie ne frappe. En novembre, Frédéric Mitterrand avait repris la plume pour écrire Une Drôle de guerre (Robert Laffont), le récit du combat mené par son frère Jean-Gabriel contre la maladie et les appréhensions de sa famille. Le galeriste a été contaminé à la foire de Maastricht, organisée début mars alors que l’Europe entière se referme et la France s’enferme dans le confinement. Dans le journal qu’il tient, Frédéric Mitterrand note ses angoisses, ses frayeurs, ses émotions, les moments, aussi, où l’absurde prend le dessus jusqu’au rire. En Normandie où il est confiné, son esprit vagabonde devant les points quotidiens sur la situation épidémique du professeur Salomon. Cette traductrice en langage des signes qui l’accompagne, ne l’a-t-il pas aperçue dans un Almodovar, décrivant, avec force gestes un meurtre horrible ? Et que penser de ces «villes sans cafés, sans cinémas, sans théâtres, sans jardins publics, sans transports, avec des magasins fermés pour la plupart et des rues désertes» ? Est-ce là «un cauchemar à la Houellebecq» ? Son frère, après des semaines critiques, se remettra. Lui aussi s’en trouvera changé. Au milieu des réflexions qui flirtent avec le surréalisme, Frédéric Mitterrand écrit : «Le virus est comme tout le monde. Il va se refaire une santé l’été prochain, profitant des plages, des apéros festifs et des mariages. Il reviendra tout ragaillardi de ses bonnes vacances pour lancer la deuxième vague.» Comme une pythie, ivre de tragédie.