Il fallait un «sacré culot» aux Archives nationales pour s’attaquer à la question du sacrilège! Alors que certains prennent toujours la notion de blasphème au pied de la lettre – deux enseignants l’ont récemment payé de leur vie -, une exposition proposée sur le site parisien des Archives remet en perspective les rapports entre le pouvoir et le sacré. Tour à tour distants, puis prégnants, réinventés après la loi de séparation entre l’Église et l’État, ils soulèvent la question du sacré et du blasphème à l’heure d’un État laïc. Le récent retour en force du fait religieux n’est pas esquivé, même si, après discussions, le comité scientifique a choisi de ne pas reproduire les caricatures de Mahomet. On leur a préféré un cliché du Génie de la guerre, statue défigurée au moment du saccage de l’Arc de triomphe, par des «gilets jaunes», en décembre 2018.

Ou encore, une photo de deux activistes écologistes du groupe Just Stop Oil aspergeant de soupe une toile de Van Gogh à la National Gallery de Londres. Les deux images donnent un aperçu des objets ou des causes investis de sacralité, à l’heure contemporaine. Aujourd’hui, le sacré ne relève pas forcément de la religion. La première partie de l’expo, savante mais pas si compliquée à aborder pour le visiteur tant le thème est d’actualité, analyse la notion de sacrilège, dont le sens varie selon la place attribuée au sacré, à chaque époque. En France, il faut attendre le Moyen Âge, et notamment l’avènement de saint Louis et des croisades pour que s’intensifie la lutte contre les blasphémateurs. «Offenser Dieu, c’est offenser le roi, qui tient son pouvoir de Dieu», a expliqué le conservateur Amable Sablon du Corail, co-commissaire de l’exposition avec l’historien Jacques de Saint Victor.

Au fil du temps, un glissement va s’opérer de l’offense faite à Dieu vers le crime de lèse-majesté: cela permet aux rois de prendre une certaine autonomie vis-à-vis de l’Église et du pape, et de développer une «véritable religion royale». Les commissaires se sont arrêtés sur le supplice atroce de Damiens, qui avait attaqué Louis XV au couteau, en 1757. Ou sur l’affaire du chevalier de La Barre, dernier condamné à mort pour sacrilège, en 1766. L’arrêt rendu par le Parlement de Paris, exposé dans une salle, donne froid dans le dos – on reproche au chevalier, âgé de 20 ans, de ne pas s’être agenouillé au moment d’une procession. François de la Barre aura la langue tranchée, sera décapité et brûlé. Voltaire mobilisera ses amis après coup, donnant à cette affaire un écho politique considérable.

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À la Révolution, se substitue la religion de la Nation. Autres dieux, même vocabulaire que sous l’Ancien Régime: on assiste à la montée du culte de la Raison ou de l’Être suprême, voulu par Robespierre. La période a même ses propres martyrs, dont Marat. Une salle entière est ensuite consacrée à la loi de séparation entre l’Église et l’État – moment où l’État conduit un invraisemblable inventaire des biens de l’église, dans un climat houleux. Dès lors, la notion de sacré et de fait blasphématoire doivent se réinventer. Se rappelle-t-on seulement qu’un délit d’offense au chef de l’État fut actif, en France, entre 1881 et 2013?

Peu utilisé dans les faits, en dehors de la période du régime de Vichy, il fut tout de même activé à plusieurs reprises par le général de Gaulle, pendant la guerre d’Algérie. Il a fallu qu’un homme refuse de serrer la main à Nicolas Sarkozy, sur le Salon de l’agriculture en 2008, se voyant rétorquer «alors, casse-toi, pauvre con» , pour que le délit soit aboli par la Cour européenne des droits de l’homme. Aujourd’hui, la loi fait un distinguo entre les idées, réputées libres, et les personnes, à qui l’on doit le respect. «On peut critiquer les croyances, on ne peut critiquer les croyants», résume Amable Sablon du Corail. Cet équilibre, précaire, se heurte parfois à la montée de communautarismes, et c’est bien de cela que l’exposition veut aussi parlerJ

«Sacrilège! L’État, les religions et le sacré» Jusqu’au 1er juillet 2024. 60, rue des Francs-Bourgeois (Paris 4e).