Envoyé spécial à Angoulême

Méconnu du grand public français, Rintarô est pourtant l’un des réalisateurs de dessins animés japonais incontournables du XXe siècle. Ce n’est pas un hasard si son autobiographie en BD, Ma vie en 24 images par seconde, publiée fin janvier chez Kana, a été préfacée par l’illustre Katsuhiro Ôtomo (Akira), avec qui il a souvent collaboré. Sa longue carrière professionnelle se superpose de façon troublante à l’essor et aux évolutions de la «japanimation». Il fut ainsi coloriste sur le premier long-métrage animé en couleur, Le Serpent blanc (1958), réalisateur de la première série animée diffusée à la télévision japonaise, Astro Boy (1963) et metteur en scène de longs-métrages aux procédés techniques novateurs (Harmagedon en 1983, Metropolis en 2001). C’est aussi à lui que l’on doit la série culte Albator, corsaire de l’espace (1978) et le film Galaxy Express 999 (1979), adaptations des mangas de feu Leiji Matsumoto. Rencontré dans le cadre du 51e Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, le volubile octogénaire a accepté de se replonger dans ses souvenirs pour Le Figaro.

Shigeyuki Hayashi est né à Tokyo pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1941. Ce n’est qu’une fois devenu artiste qu’il adoptera le pseudonyme Rintarô (dérivé de «Rin», l’une des prononciations de l’idéogramme de son nom de famille). Du haut de ses 3 ans, il doit quitter la capitale pour fuir les bombardements américains. À bord d’un train bondé, l’enfant urine par la fenêtre, maintenu en équilibre par un adulte serviable… La première d’une longue série d’anecdotes dont regorge cette généreuse autobiographie.

Installé avec sa famille dans le grenier d’une maison à la montagne, le garçon grandit au contact de la nature. «Je me souviens des paysages que je voyais chaque matin en sortant par la porte de la cuisine: cette image des Alpes japonaises est gravée dans ma mémoire», confie aujourd’hui Rintarô. De quoi aiguiser son œil d’artiste? «Pas de tout!», répond immédiatement le réalisateur, s’excusant, sourire aux lèvres, de décevoir nos attentes. Son premier choc esthétique vient plutôt d’un Recueil des contes du monde, dont il s’amuse à recopier les illustrations d’Arthur Rackham. «Les dessins me permettaient de m’extraire de la vie quotidienne, c’est comme si je me réveillais d’une sorte de sommeil.»

À huit ans, il découvre le cinéma à l’occasion d’une projection de La Fleur de pierre d’Alexandre Ptouchko, dans le gymnase de son école. «J’ai été davantage attiré par le projecteur que par l’écran, précise Rintarô. Pour moi, c’était une boîte magique d’où sortait une lumière et, au bout de cette lumière, il y avait un monde qui était projeté. C’était très mystérieux. Je me souviens de ma conversation avec le projectionniste qui m’avait dit que c’était un projecteur Bell

Devenu collégien, Rintarô retourne à Tokyo et peut enfin assouvir sa passion pour le cinéma, initié par son père, un coiffeur cinéphile. Il est notamment marqué par le sens de la composition du réalisateur Ryo Hagiwara et par les «cuisses blanches et charnues» de l’actrice Silvana Mangano. «Le cinéma, c’est un jeu entre l’ombre et la lumière», lui répète son paternel. Débrouillard, le garçon fabrique sa propre lanterne magique et projette à des copains son premier «film», une aventure de samouraïs dessinée sur une pellicule artisanale en papier recouvert de cire. Il envoie ensuite un scénario de 80 pages à un réalisateur, qui l’encourage à persévérer.

En 1957, Rintarô abandonne son uniforme de collégien. «Je n’étais pas doué pour les études, donc je n’aurais pas pu travailler dans un autre milieu que le cinéma, raconte-t-il. Le milieu de l’animation avait la capacité d’accepter les gens qui avaient déraillé». Ainsi, après deux expériences dans des entreprises de films d’animation publicitaires, l’adolescent devient en 1958 salarié du studio Toei. Il travaille sur le long-métrage Le Serpent Blanc, au département de la mise en couleurs, alors qu’il n’a que 17 ans. «Le pays était en train de se reconstruire et il manquait du personnel partout. Par exemple, les paysans du Nord étaient très pauvres et beaucoup d’adolescents ont été envoyés à Tokyo à 13 ou 14 ans. C’est grâce à cette énergie très particulière que le Japon a pu se relever.»

Le jeune homme décroche un poste sur la série Alakazam, le petit Hercule, écrite et réalisée par Osamu Tezuka. La collaboration avec «le dieu du manga» se poursuivra au sein de son propre studio, Mushi Production, avec les adaptations d’Astro Boy et du Roi Léo, grâce auxquelles Rintarô gagne ses galons de réalisateur. Les deux hommes s’entendent bien, en témoigne la savoureuse anecdote du maître transportant de nuit son collègue sur le porte-bagages de son vélo, jusqu’au studio, afin de résoudre un problème de montage. «C’est vraiment l’esprit de camaraderie qui nous a permis de travailler alors que les conditions étaient très mauvaises. C’est cette énergie invisible qui nous motivait!»

À force de travail acharné, le voilà devenu un metteur en scène reconnu. Cependant, il aspire à des projets plus ambitieux que l’adaptation des Moumines, qu’il achève dans la frustration. Rintarô quitte Mushi Production et mène pendant deux ans une vie de hippie. Il retourne finalement chez Toei, séduit par le projet d’adapter Albator, le pirate de l’espace de Leiji Matsumoto. «Je voulais absolument un héros très différent des autres séries TV, un homme qui a connu l’échec et qui dégage une certaine mélancolie, se souvient le réalisateur. Je ne sais pas si vous connaissez bien le cinéma japonais mais il y a un acteur qui s’appelait Kôji Tsuruta et j’ai beaucoup pensé à lui pour créer le personnage d’Albator.» À la projection privée du pilote, le grand patron de Toei aurait versé une larme… L’audimat est mitigé mais la série, applaudie par les critiques, devient culte, y compris en France.

Rintarô poursuit sa carrière avec la réalisation de son premier long-métrage de cinéma, Galaxy Express 999, qui vise les adolescents et non plus un public familial. Il sera numéro 1 au box-office japonais de 1979. «Il est considéré comme le premier succès historique des films d’animation», écrit le metteur en scène dans sa BD. En 1983, Harmagedon illustre l’ingénieuse stratégie «mix media» de Kadokawa, associant la sortie d’un film d’animation avec celle d’un livre. Madhouse, jeune studio d’animation voué à accomplir de grandes choses (cf. tous les films du génial Satoshi Kon), se charge de la production, avec un certain Katsuhiro Ôtomo au character-design. Le claviériste du groupe du rock progressif anglais Emerson, Lake

Rintarô décide ensuite de rendre hommage à Osamu Tezuka, décédé en 1989. Metropolis, adaptation d’un manga de science-fiction de 1949, aura l’audace de mélanger l’animation 2D traditionnelle avec la technologie 3D, alors émergente. Décédé peu avant la sortie en salles du film en 2001, le père de Rintarô ne découvrira jamais le grand œuvre de son fils. «Je n’ai jamais étudié le cinéma, je n’ai jamais lu de manuel, mais j’ai beaucoup appris en regardant des films italiens ou français avec mon père», salue le réalisateur. Après six ans de travail sur son autobiographie, Rintarô profite aujourd’hui d’une retraite bien méritée… Une «rechute» est toutefois possible, à l’image du court-métrage qu’il a réalisé en 2023, Yamanaka Sadao ni Sasageru Manga Eiga Nezumikozô Jirokichi, avec toujours Katsuhiro Ôtomo au design des personnages. Le temps passe mais certaines amitiés durent…