Depuis quelques jours, les distributeurs expliquaient urbi et orbi, comme à regret, qu’ils ne pouvaient pas faire plus pour baisser les prix du carburant. «Chiche!», leur a répondu ce week-end le gouvernement. Un projet de loi déposé début octobre devrait leur permettre de le vendre à perte à compter du mois de décembre, et ce pour une durée de six mois.
Tous les distributeurs sont conviés ce mardi matin à Bercy pour se faire préciser le périmètre de cette mesure inattendue. «Nous avons appris la nouvelle à peine quelques heures avant sa publication dans Le Parisien. Elle nous a laissés sans voix», raconte un distributeur.
Autant dire que les enseignes ne redoublent pas d’enthousiasme devant la possibilité qui leur est offerte de perdre de l’argent en vendant du carburant. Lundi, aucune n’avait encore réagi officiellement à l’annonce gouvernementale. Officieusement, l’une d’elles parle d’un «piège», et une autre déplore «une politique de gribouille, du grand n’importe quoi». «Nous ne sommes pas philanthropes: si nous vendons du carburant à perte, il faudra nous rattraper ailleurs et vendre plus cher les produits de grande consommation», explique ce distributeur.
Les enseignes utiliseront-elles ce nouveau droit? Le gouvernement assure qu’il n’a pas l’intention de leur tordre le bras. «Il s’agit seulement d’un nouvel outil mis à leur disposition pour faire baisser les prix, souligne-t-on à Bercy. Les distributeurs ont très bien joué le jeu avec le panier anti-inflation, il s’agit cette fois de leur donner la possibilité de maintenir le prix du carburant sous les 2 euros le litre. Pour eux, le carburant est un produit d’appel.»
Les enseignes sont moins positives. «Si cette interdiction de la vente à perte existe depuis si longtemps sans qu’aucun distributeur n’ait jamais voulu la remettre en cause, c’est que nous en avons besoin pour gagner notre vie», précise un distributeur. TotalEnergies s’est, de son côté, engagé à plafonner le sans-plomb et le gazole à 1,99 euros le litre, mais il peut puiser dans ses marges de production.
Un distributeur anticipe: «Il n’y en a qu’un qui jouera vraiment le jeu, c’est Leclerc. Les autres se contenteront de faire de l’affichage en proposant un week-end à prix réduit ici ou là.» Toutes les enseignes ne seront en effet pas aussi bien armées face à cette mesure extrêmement coûteuse. Les centres E. Leclerc devraient s’attacher à rester moins chers que leurs concurrents distributeurs alimentaires.
La semaine dernière, Michel-Édouard Leclerc se targuait, sur son blog, de vendre le carburant moins cher que les 1,99 euros le litre promis par TotalEnergies. Mais d’autres enseignes n’auront pas les moyens de vendre durablement leur carburant à perte. Si leur prix devient attractif, elles risquent de voir leurs ventes de carburant s’envoler… tout comme leurs pertes.
Les distributeurs se trouvent, en fait, pris à leur propre piège. L’épidémie de Covid et l’inflation alimentaire ont contribué à les ériger en «entreprises providence» chargées de protéger les Français et «exerçant une mission de service public», souligne une note rédigée par Jérôme Fourquet et Raphaël Llorca et publiée l’année dernière par la Fondation Jean-Jaurès.
Ces derniers mois, les enseignes ont multiplié les opérations destinées à protéger le pouvoir d’achat des Français, rivalisant de promotions et autres opérations à prix coûtant. Toutes ont vendu, à un moment ou à un autre ces deux dernières années, le carburant sans marge ; toutes ont proposé des paniers anti-inflation, constitués d’articles à prix serrés, voire à prix coûtant chez Système U. Parallèlement, les distributeurs accusent leurs fournisseurs d’alimenter la hausse des prix pour préserver leurs marges. Mais les distributeurs aussi ont besoin de gagner leur vie, même s’ils préfèrent ne pas avoir à le rappeler.
Vendre du carburant à perte pourrait au moins avoir une vertu, espère un distributeur: contribuer à l’obtention d’un moratoire sur la loi Descrozaille votée l’année dernière. Bête noire des distributeurs, cette dernière prévoit un plafonnement à 34 % des promotions sur les produits d’hygiène et de beauté.
«Ce plafonnement frappera une nouvelle fois les Français les plus en difficulté, en accroissant les marges des géants du secteur», soulignait Alexandre Bompard, PDG de Carrefour et président de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) dans une lettre envoyée le 7 septembre dernier à Bruno Le Maire et Olivia Grégoire, la ministre du Commerce. Au regard de la volonté du gouvernement d’autoriser la vente de carburant à perte, cette limitation des promotions paraît complètement incohérente , souligne un distributeur.