Où est passée la productivité? Voilà la question que se posent avec insistance les économistes depuis la fin de l’épidémie de Covid-19. Depuis son pic de 2019 à la fin de 2023, la productivité française a en effet reculé de 6 %, ce qui signifie, concrètement, que les travailleurs hexagonaux sont moins efficaces individuellement dans leurs postes. Certes, la productivité a reculé dans l’ensemble des pays au plus fort de la crise sanitaire, mais elle a par la suite rebondi dans la plupart d’entre eux… à l’exception de la France.
Les économistes peinent à établir avec certitude les raisons de cette spécificité française. Début mars, les spécialistes Mathieu Plane (OFCE) et Patrick Arthus (Natixis) évoquaient dans nos colonnes les «difficultés d’approvisionnement» causées par la crise sanitaire, mais aussi des facteurs plus structurels, comme la «transformation du modèle productif en raison des impératifs de transition écologique», «le vieillissement de la population», «l’insuffisance de l’investissement» ou encore «la taille», plus restreinte, des entreprises françaises.
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La Banque de France apporte un nouvel éclairage à ce débat dans un long billet publié vendredi. Les économistes de l’institution confirment le «décrochage» tricolore, rappelant que la productivité par tête est aujourd’hui inférieure de 8,5% au niveau qu’elle aurait dû atteindre si elle avait continué à croître au rythme de l’avant-pandémie. La perte de productivité s’observe dans l’ensemble des secteurs, y compris dans l’industrie : la productivité horaire des salariés industriels a reculé de 7,9% entre la fin 2019 et le premier trimestre 2023, avec une baisse marquée dans le secteur des matériels de transports (-19%) et de l’agroalimentaire (-8%).
Pour ce qui est des causes, les spécialistes de la Banque de France mettent l’accent sur «la hausse de l’absentéisme» en 2023, ainsi que l’«augmentation des emplois vacants» imputables aux tensions observées sur le marché du travail depuis trois ans. Vient ensuite l’apprentissage, qui a connu un élan sans précédent depuis la fin de la crise sanitaire. L’alternance a représenté un tiers des créations nettes d’emplois salariés de la fin 2018 à la fin 2022. Or, ces apprentis, considérés comme des travailleurs à temps-plein par les statisticiens de l’emploi, sont moins productifs que les salariés expérimentés.
La rétention de main-d’œuvre, conséquence de l’anticipation des difficultés de recrutement par les employeurs, joue également dans la baisse de la productivité. «Les aides aux entreprises mises en place depuis la crise ont pu encourager la rétention, en réduisant les incitations à ajuster les effectifs par licenciement/embauche», remarquent les analystes. Il faut également tenir compte des «effets de recomposition», c’est-à-dire l’entrée récente sur le marché du travail de personnes durablement écartées de l’emploi ou moins qualifiées, favorisée par les « ordonnances Macron » et les réformes de l’assurance chômage.
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Malgré ce diagnostic peu reluisant, la Banque de France se veut relativement optimiste. Selon ses analystes, les principaux facteurs identifiés (hausse de l’apprentissage, effet de composition, rétentions de main-d’œuvre) témoignent du «dynamisme de l’emploi français» plus que d’une «baisse du potentiel de création de richesse». Le chef économiste de la banque centrale, Olivier Garnier, soutient également que la rétention de main-d’œuvre, qui affecte la productivité depuis la fin du Covid, est seulement transitoire. « Les sureffectifs liés à des rétentions de main-d’œuvre sont en train de se résorber», assure-t-il dans les Échos. Et d’affirmer que la productivité française devrait ainsi retrouver ses niveaux d’avant-crise dans les prochaines années. «Dans nos projections, entre 2024 et 2026, la productivité devrait transitoirement retrouver des gains supérieurs aux 0,7 % par an qu’elle connaissait avant l’épidémie. En trois ans, près d’un tiers de la productivité perdue devrait ainsi être rattrapé».
Le message rassurant de l’institution devrait soulager l’exécutif, qui ne cesse de défendre l’hypothèse d’un trou d’air passager. Dans ses projections macroéconomiques, le gouvernement table sur des gains moyens de productivité autour de 0,5 % par an de 2024 à 2027. Les économistes restent pourtant inquiets. «Avec une progression si modeste, on ne rattrape même pas le décrochage passé», alertait Mathieu Plane au début du mois. D’autant que les prévisions de la Commission européenne sont moins optimistes que celles de Bercy. Les économistes de Bruxelles anticipent une croissance des gains de productivité contenue autour de 0,1 % jusqu’à la fin du quinquennat.
Cet écart, qui semble mineur, n’a rien d’anecdotique. L’évolution des facteurs de production et leur productivité globale entrent dans le calcul de la croissance potentielle, modélisation de l’économie en rythme de croisière. La croissance potentielle est à son tour prise en compte dans l’estimation du déficit structurel, soit le niveau de déficit public qui serait atteint si la croissance s’établissait à son potentiel. Si la première bat de l’aile, le second s’accroît. Ainsi, si la productivité française ne retrouve pas rapidement des couleurs, c’est tout le château de cartes des finances publiques qui menace de vaciller…