Mis à part une mototaxi pétaradante, de rares courageux immergés dans l’eau froide du Pacifique et la douzaine de restaurants qui se disputent le titre du meilleur ceviche le long de la plage, rien ne semble troubler la tranquillité du port de pêche de Chancay. Difficile d’imaginer que cette ville péruvienne de 60.000 habitants, située à 80 km au nord de Lima, va bientôt jouer un rôle essentiel dans le développement économique de l’Amérique latine. De l’autre côté de la baie, à seulement quelques centaines de mètres, des milliers de travailleurs s’affairent à construire un mégaport.
Estimé à 3,5 milliards de dollars, le projet a pour objectif de créer 15 postes d’amarrage sur une surface de 141 hectares. Grâce à son tirant d’eau de 16 mètres de profondeur, le port de Chancay va devenir le seul du continent à pouvoir accueillir des navires gigantesques, capables de transporter plus de 18.000 conteneurs. Dès sa première année de mise en service, il devrait en mobiliser plus de 1 million. À titre de comparaison, 670.000 conteneurs sont passés en 2023 par le troisième port de commerce français, Dunkerque (Nord).
La commune doit cette initiative ambitieuse à une coentreprise détenue à 40 % par le groupe minier péruvien Volcan, mais surtout à 60 % par Cosco. Quatrième armateur mondial, juste derrière le français CMA CGM, le géant chinois a su se tailler une place de choix dans le secteur maritime. En Europe, il s’est notamment illustré en 2016, en prenant le contrôle du port du Pirée, à Athènes (Grèce), et détient aussi une participation minoritaire dans ceux de Hambourg (Allemagne), Gênes (Italie) et Rotterdam (Pays-Bas). Cosco a pris la main sur le projet du port de Chancay début 2019, séduit par la perspective de pouvoir offrir à la Chine son premier point d’ancrage en Amérique latine.
La nouvelle infrastructure devrait en effet permettre d’augmenter encore les échanges commerciaux entre les deux régions, qui n’ont cessé de progresser ces dernières années. En 2022, ils se sont établis à 500 milliards de dollars, contre 12 milliards en 2000. Pour Omar Narrea, du centre d’études sur la Chine de l’université du Pacifique, cette nouvelle route maritime facilitera avant tout « les exportations de produits manufacturés chinois, comme les voitures électriques », mais bénéficiera à l’ensemble de l’Asie.
« Les navires partant du Vietnam ont besoin de 30 jours pour arriver jusqu’en Europe, voire 40 jours en raison des problèmes que rencontre le canal de Suez, rapporte-t-il. Avec ce port, il ne leur faudra plus que 28 jours pour atteindre le Pérou. Il s’agit d’une belle opportunité de diversification. » Dans l’autre sens, l’Amérique latine pourra envoyer plus vite ses minerais et ses produits agricoles, dont l’Asie est particulièrement friande.
Le projet est ainsi vu d’un mauvais œil par plusieurs politiciens chiliens, qui craignent une concurrence massive pour leurs propres ports, mais aussi par les États-Unis, qui redoutent l’influence grandissante de leur principal concurrent sur un territoire dont ils ont longtemps exploité seuls les ressources. Mais il n’est pas nécessaire d’aller chercher si loin pour trouver des critiques. À Chancay, de nombreuses voix s’élèvent contre ce port géant. Miriam Arce, présidente de l’Association de défense des habitations et de l’environnement de la ville, évoque « de multiples conséquences négatives » qui risquent d’entraîner « le sacrifice de la population ».
Ses griefs se concentrent tout d’abord sur le chantier. « Ma maison se situe à moins de 50 mètres des travaux, j’entends des explosions à longueur de journée, se désole-t-elle. Les impacts psychologiques sont énormes ». Dans le quartier d’Alto Miramar, les riverains pestent contre le tunnel creusé sous leurs pieds, censé relier le port à l’autoroute Panamerica Norte. En mai 2023, sa construction avait été interrompue à la suite d’un glissement de terrain, qui avait détruit deux maisons et gravement endommagé 18 autres foyers.
Nouvel incident récemment, une secousse a laissé un trou béant au beau milieu d’une rue et généré de nouvelles fissures sur les murs des logements, parfois larges d’une dizaine de centimètres. Dépêché sur place, un représentant de Cosco a assuré que l’entreprise allait « agir le plus vite possible », mais il est reparti sous les insultes des habitants, exaspérés et de plus en plus inquiets. Ces derniers sont aussi préoccupés par la pollution engendrée par les milliers de camions qui circuleront près de chez eux une fois le port achevé, mettant ainsi directement leur santé en péril.
Cette initiative représente par ailleurs une grave menace pour la biodiversité. Face à la disparition progressive des poissons, les pêcheurs artisanaux doivent d’ores et déjà partir plus au large. Accolée au mégaport, la zone humide de Santa Rosa, où des dizaines d’espèces d’oiseaux migrateurs viennent séjourner, va elle aussi se retrouver affectée.
Il paraît cependant peu probable que Cosco prenne le temps de réévaluer les impacts sociaux environnementaux de cette exploitation. La première phase du projet, qui comprend quatre postes d’amarrage, doit être inaugurée à l’automne par le président chinois Xi Jinping, à l’occasion du prochain sommet de la coopération économique Asie-Pacifique. Miriam Arce va continuer à lutter contre, même si ses espoirs faiblissent : « Nos droits humains sont bafoués, mais personne ne nous écoute. »