Dimanche au Salon de l’agriculture, il était possible de déguster sur le stand des Produits Laitiers des tommes de Savoie fabriquées par… le Youtubeur Inoxtag (7,2 millions de fans), présent pour l’occasion. Une animation insolite qui a vu se presser de nombreux jeunes visiteurs. Même les ministres Marc Fesneau et Agnès Pannier-Runacher ont tenu à prendre une photo avec la star d’internet. « Une récupération politique », a tweeté le lendemain le jeune vidéaste.

Celui-ci a distribué en seulement quelques heures ses tommes, conçues quelques semaines plus tôt en partenariat avec le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL, plus connu sous le nom les Produits Laitiers). Un projet longuement détaillé dans une vidéo de 25 minutes publiée le 17 février sur la chaîne YouTube du lobby du lait et visionnée par plus de 300.000 personnes. On y voit le youtubeur faire la visite d’une crémerie en compagnie d’un fromager, avant de mettre la main à la pâte.

Cette collaboration n’a rien d’un hasard, selon le label. «Inoxtag a découvert la tomme de Savoie depuis qu’il prépare dans les Alpes son ascension de l’Everest. Nous lui avons tout simplement proposé de découvrir comment on la fabrique», témoigne Adrien Dinh, directeur marketing et stratégie d’influence pour Les Produits Laitiers. Début février, l’influenceur était la vedette d’une autre vidéo autour d’une «chasse à la raclette».

Recruté en 2018 par les Produits Laitiers, Adrien Dinh a pour mission d’améliorer l’image, la notoriété et l’attractivité des métiers de la filière ainsi que de leur production auprès des 15-35 ans. «Quand je suis arrivé, il y avait une baisse de la consommation de produits laitiers au petit-déjeuner par cette cible», note-t-il. «Pareil au dîner : désormais, dans les foyers français, on ne mange plus forcément l’entrée, plat et dessert, qui s’accompagnait parfois de fromages». Pour adapter sa communication, le directeur marketing s’inspire des États-Unis. «On a décidé de s’adresser directement à ces jeunes consommateurs sur les réseaux sociaux, en leur racontant une histoire».

Tout commence sur X (anciennement Twitter). Sur son compte, suivi par 232.000 personnes, les Produits Laitiers «clashent» des tendances insolites que leur soumettent les utilisateurs, «comme le fait de manger du camembert avec du Nutella», s’amuse Adrien Dinh. Mais tout s’accélère en 2018, lorsqu’un extrait d’une ancienne vidéo du youtubeur Mister V (6,31 millions d’abonnés) ressurgi.

Ce dernier imite des rappeurs en reprenant le célèbre jingle publicitaire «Les produits laitiers sont nos amis pour la vie». «On décide de repartager l’extrait en précisant qu’à plus de 100.000 retweets, on intégrera la voix de Mister V dans une prochaine publicité. En quelques heures, on a atteint l’objectif», s’étonne encore le directeur marketing. «C’était même le tweet le plus partagé en France sur l’année 2018, derrière celui de Kylian Mbappé sur la victoire en Coupe du monde».

Quelque temps plus tard, une première vidéo de Mister V avec les Produits Laitiers est diffusée sur la chaîne du lobby. Le sketch du youtubeur français fonctionne très bien et atteint les 7 millions de vues. C’est le début d’une collaboration qui dure encore aujourd’hui. «Avec Les Produits Laitiers, il y a une vraie liberté créative et de compréhension de l’artiste. Et la communauté apprécie ces contenus années après années», rapporte Alexandra Monaury, l’agente de Mister V depuis quatorze ans.

Alors qu’à la même période des marques comme Rinoshield (coques pour smartphones), Nord VPN et Hema s’imposent comme des partenaires incontournables pour les youtubeurs, les Produits Laitiers ont opté pour un positionnement jugé plus original. «Ils ne veulent pas vendre un produit, mais faire passer un message. Ils n’ont donc pas besoin d’un retour sur investissement immédiat, et ils prennent le temps de nouer une véritable relation avec les créateurs», ajoute un porte-parole du groupe Webedia, qui représente des youtubeurs comme Inoxtag.

C’est aussi en 2018 que sort sur la chaîne de Squeezie (18 millions d’abonnés), alors représenté par Webedia, la chanson «1990 vs 2000 (clash des générations)». En compagnie du duo de vidéastes Mcfly et Carlito (également chez Webedia à l’époque), les youtubeurs placent au milieu de la chanson le fameux jingle du label, datant de 1981.

En quelques années, la stratégie d’Adrien Dinh porte ses fruits. «En 2020, une étude de Kantar estimait que plus d’un jeune sur deux avait vu nos vidéos», assure le directeur marketing. Sur la tranche des 15-35 ans, les produits laitiers posséderaient désormais une note positive de 8,3/10, avec un gain «de 0,8 point grâce aux personnes exposées à ces contenus», souligne-t-il.

Le budget alloué aux partenariats avec les influenceurs a considérablement augmenté, passant de 300.000 euros en 2018 à 1,5 million pour l’année 2023. «Cela représente 3,8% du budget global de la communication des Produits laitiers», détaille-t-il. «Il faut dire que collaborer avec des youtubeurs, cela nous permet de créer du contenu organique et c’est moins cher que la télévision. Tout en étant plus efficace auprès des jeunes».

Depuis novembre dernier, les vidéos en partenariat avec les youtubeurs sont publiées uniquement sur la chaîne des Produits laitiers. Les internautes peuvent notamment y retrouver les streamers Billy et Amine visiter une ferme, ou Mister V et le sportif Ciryl Gane déguster un petit-déjeuner made in Produits laitiers. La plupart de ces vidéos dépassent le million de vues. «En quelques mois, nous sommes passés de 50.000 abonnés à 90.000», confirme Adrien Dinh.

Et pour continuer à toucher les jeunes, les Produits laitiers ont cofinancé la création d’un manga, intitulé «Mukai», et publié en novembre 2022 chez la maison d’édition Omaké Manga. Avec un budget de 350.000 euros, le premier tome s’est écoulé à 15.000 exemplaires. «Le but était de faire découvrir le métier d’éleveur laitier au travers d’un personnage qui reprend la ferme de son père», décrit Adrien Dinh. Le lobby a présenté le tome 2 de ce manga au salon de l’agriculture avec en invité la comédienne Brigitte Lecordier, connue pour être la voix française du personnage de Son Goku dans le dessin animé Dragon Ball.

Mais cette communication n’est pas du goût de tous ces jeunes internautes. Sur X, ils sont nombreux à dénoncer ces partenariats avec leurs idoles d’internet. «La connexion youtubeurs/rappeurs et les produits laitiers ça me met trop mal à l’aise […] et évidemment les Mister V et Alkpote n’ont pas assez de conscience écologique pour refuser un gros chèque», affirme l’un d’entre eux.

La plupart dénoncent la promotion, auprès d’une jeune audience, de produits jugés ultra-transformés et qui ne seraient pas indispensable à une alimentation saine. D’autres encore assurent que ces mêmes produits laitiers seraient issus d’une surproduction entraînant de la maltraitance animale.

«La communauté de Mister V est une communauté fidèle, qui le suit depuis de nombreuses années et connaît parfaitement son ADN créatif», rétorque toutefois l’agente de Mister V. «Même si les critiques existent, pour autant nous choisissons rigoureusement nos partenaires qui sont en adéquation avec les valeurs de l’artiste.»

De son côté, dans une interview accordée au magazine Society en janvier, Squeezie a présenté ses excuses pour avoir collaboré avec l’interprofession laitière. « À l’époque, j’ai fait une opé pour les Produits laitiers et aujourd’hui, je regrette à mort. J’étais très jeune, je n’ai pas fait gaffe, je n’étais pas renseigné sur le sujet et quand on y pense, j’ai vanté un lobby», a-t-il expliqué.

Une déclaration qui a surpris le directeur marketing du label. « Squeezie s’était porté volontaire quand nous avons contacté Webedia et nous n’avons rien forcé». Adrien Dinh reconnaît toutefois la nécessité «de faire de la pédagogie pour répondre au flou qui peut régner sur le label les Produits laitiers», précise-t-il. Et assure déjà proposer sur la chaîne des vidéos pour présenter le bien-être animal ou encore, les produits laitiers bio.