L’occasion est trop belle pour que les syndicats la laissent filer sans s’inviter à la fête. Alors que des millions de passionnés du ballon ovale s’apprêtent à soutenir leur équipe préférée lors de la coupe du monde de rugby, qui débute ce vendredi soir à Paris, des représentants syndicaux sont sur le pied de guerre. Ces militants comptent bien tirer parti des caméras du globe braquées sur l’Hexagone et de la foule de spectateurs attendus pour mettre en avant leurs revendications. De quoi laisser craindre des perturbations lors des semaines à venir… Et donner un avant-goût de ce à quoi pourraient ressembler les Jeux de Paris, l’an prochain.
Côté autorités, le ton se veut rassurant. «Il s’agit de montrer au monde que la France est toujours un aussi grand pays d’accueil. On attend 500.000 supporteurs étrangers. Il faut leur montrer que nous sommes capables de les recevoir correctement pour qu’ils deviennent des ambassadeurs de la France à leur retour chez eux», insistait mercredi auprès du Figaro Philippe Spanghero, membre du comité d’orientation stratégique de la Ligue nationale de rugby. Il faudra toutefois compter sur une kyrielle de préavis de grève déposés à travers le pays : à Paris, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Lille. Autant de villes qui accueilleront des matchs de la Coupe du monde ces sept prochaines semaines et où les syndicats ont décidé de se mobiliser, ici à la RATP, là au sein de la police municipale, ailleurs parmi les contrôleurs aériens.
Le contexte social est explosif, alors que l’inflation continue de peser sur le budget des ménages. À Toulouse par exemple, une large intersyndicale du groupe de transport urbain Tisséo appelle à faire grève vendredi, alors que de nombreux Toulousains sont attendus dans une «fan zone» à l’occasion du match d’ouverture qui opposera la France aux Néo-Zélandais. «Le réseau sera très très perturbé, on ne va pas se gêner, menaçait le secrétaire général adjoint CGT Tisséo, Jean-Philippe Favier, auprès de nos confrères de France 3 Occitanie cette semaine. Tout le monde fait l’autruche, alors nous, on repart en guerre». Une menace qui n’est pas prise à la légère, le syndicat s’étant mobilisé durablement contre la réforme des retraites, ces derniers mois. «Si on doit tenir jusqu’à la fin de la Coupe du monde de rugby, on le fera», a-t-il ensuite brocardé.
Même ton belliqueux au sein de FO-RATP. Le syndicat a déposé début août un préavis de grève pour les agents en station le jour du match d’ouverture, après avoir déposé quelques semaines plus tôt en guise de menace un premier préavis de grève qui courait sur toute la durée de la compétition. Le syndicat, majoritaire parmi les guichetiers et autres personnels en station, exige de meilleures conditions de travail, notamment des primes plus importantes et davantage de recrutements. Sans préjuger de l’ampleur de la mobilisation, le secrétaire général de FO-RATP Jean-Christophe Delprat entend «tirer la sonnette d’alarme» avec cette action coup de poing à l’ouverture du tournoi. «C’est notre dernière arme face à une direction qui ne nous entend pas», affirme-t-il.
Le syndicaliste avance que cette grève, «si elle est suivie», pourrait entraîner de graves problèmes de sécurité liés à la gestion des flux en station. Elle pourrait en outre paralyser les lignes de métros automatiques qui sont pilotées par des agents de maîtrise en station. Or, vendredi soir, plus de 80.000 supporteurs sont attendus au Stade de France, au nord de la capitale, pour le choc entre le XV de France et les All Blacks. Sans compter la vaste «fan zone» installée sur la place de la Concorde, au cœur de Paris, qui devrait elle aussi drainer du monde. Une bonne partie d’entre eux devraient emprunter les lignes et stations de la RATP pour se rendre sur place.
«Je ne suis pas inquiet», a toutefois tenu à rassurer le ministre délégué chargé des Transports Clément Beaune jeudi matin, après un point avec le PDG du groupe de transports parisien Jean Castex. Le ministre a souligné que le préavis de grève à la RATP concerne «quelques agents» et «pas les agents de conduite qui vont acheminer les spectateurs». Jeudi, le patron de la RATP s’est lui aussi montré rassurant. «Oui, il y a eu un mouvement social concernant les agents de station. On a aujourd’hui les chiffres, c’est moins de 10% de taux participation» à la grève, a précisé l’ancien premier ministre.
Les organisateurs d’évènements comme la Coupe du monde de rugby prennent très au sérieux le «risque social», en particulier en France. L’expérience joue : il faut rappeler qu’une grève des conducteurs de la RATP a largement participé au fiasco de la finale de la Ligue des champions organisée au Stade de France en mai 2022. Les syndicats, qui ont une conscience aigüe de leur pouvoir de nuisance, n’hésitent jamais à tirer profit de ces évènements pour obtenir davantage de la part de la direction des entreprises. Leurs menaces sont mises à exécution avec plus ou moins de réussite. La Coupe du monde de football en 1998 ou encore l’Euro de football en 2016, tous deux organisés en France, ont donné lieu à des menaces de grève à la RATP, à la SNCF et même chez les pilotes d’Air France. Tout était finalement rentré dans l’ordre en temps voulu. De même, les menaces tonitruantes de la CGT en marge du festival de Cannes, cette année, n’ont pas perturbé l’événement. Même chose pour Roland Garros.
Ce chantage qui consiste à faire peser une menace sociale sur les grands évènements sportifs témoigne d’un «changement de nature de la grève», identifie le politologue Dominique Andolfatto, auteur d’une Histoire des syndicats. 1906-2010. «Les syndicats privilégient aujourd’hui une sorte d’action collective-spectacle, au sens de politique-spectacle, poursuit le spécialiste du syndicalisme. Le mouvement ne vient pas de la base. Il est piloté par les directions syndicales. Or, si ces actions peuvent faire du bruit, sont relayées par les médias, elles sont généralement sans conséquence sur la condition des salariés.» Le tout, dans un contexte de perte d’adhérents des centrales, qui ont de plus en plus de mal à organiser des grèves d’ampleur. Et l’expert de conclure en paraphrasant Shakespeare : «Beaucoup de bruit pour rien».
Dans les secteurs d’activité où les grèves sont récurrentes, à commencer par les transports, les entreprises se mobilisent pour gérer ce «risque social» qui menace les grands rassemblements sportifs. La direction de la SNCF, notamment, se déclare «à l’écoute des remontées du terrain et des organisations syndicales» et reste «attentive à ce sujet», bien qu’il n’y ait «pas d’alerte spécifique à ce stade». La nomination de Jean Castex à la tête de la RATP, en novembre dernier, est à placer dans la perspective de ces grands évènements que la France s’apprête à accueillir. Sa prédécesseur, Catherine Guillouard, avait installé un climat social délétère au sein de la Régie. L’ancien premier ministre a, lui, réussi à apaiser un tant soit peu les tensions, au prix de nombreuses primes.
Les syndicats mettront-ils leurs menaces à exécution ? Une chose est sûre, certains se tiennent prêts à se mobiliser de nouveau dans quelques mois. «La Coupe du monde de rugby est un galop d’essai avant les JO», qui se tiendront à Paris l’été prochain, avertit ainsi le secrétaire général de FO-RATP.