«Garant de la bonne marche des trains partout en France». Voilà comment la SNCF dépeint le métier d’aiguilleur. Un résumé sobre, mais ô combien éloquent. Sans eux, pas un wagon ne circule. Et ça, les aiguilleurs l’ont bien compris. À l’appel de SUD-Rail, deuxième syndicat de la profession, ces agents clés de la circulation ferroviaire s’apprêtent à débrayer vendredi 23 et samedi 24 février pour réclamer embauches supplémentaires et revalorisations de primes. Si les conséquences devraient être minimes pour les voyageurs – la direction de SNCF Réseau assure au Figaro que le trafic sera trafic «normal, avec quelques perturbations localisées» , le mouvement met en lumière ces métiers de l’ombre, bien souvent méconnus du grand public. «Quand un usager monte dans un train, il ne pense pas à nous qui sommes en poste et assurons sa sécurité, observe Vincent Pinot, 27 ans de métier, nous sommes invisibles, mais indispensables».

Bien moins connus que leurs confrères du ciel, les aiguilleurs du rail ont pourtant un rôle relativement similaire : celui de guide. Leur mission consiste à «aiguiller» les trains, c’est-à-dire à leur donner une direction grâce aux «aiguilles» (aussi appelés «aiguillage» dans le langage courant), ces parties amovibles des rails qui permettent à un train de changer de voie. Ce sont également eux qui se chargent des différents feux de signalisation.

Rattachés au gestionnaire d’infrastructures ferroviaires SNCF Réseau, ils réalisent ainsi des opérations de sécurité. «À la manœuvre des signaux et des aiguillages, vous assurez non seulement la régularité des trains mais aussi la sécurité du matériel roulant, des passagers et des collaborateurs qui travaillent sur les voies», présente la fiche de poste. «Mais derrière le terme générique d’aiguilleurs se cachent en réalité d’autres métiers : aiguilleur du rail, agent de circulation, technicien de circulation et régulateur. Tous travaillent dans le même but, mais avec différents degrés de qualifications, de responsabilités et d’échelles», précise Vincent Pinot, pour sa part agent de circulation à Amiens et secrétaire fédéral SUD-Rail.

À lire aussiImpôts, prix des billets, entrave à la mobilité : «Avec la grève, l’usager de la SNCF paie trois fois»

Loin de l’image folklorique des westerns et des postes d’aiguillages à bras de levier mécanique le long des voies de chemin de fer, l’aiguilleur moderne ne met plus les mains dans le cambouis (excepté lorsqu’ils doivent graisser les aiguilles) mais travaille depuis un poste d’aiguillage d’où il actionne à distance les aiguilles. Ils sont près de 9000 répartis dans environ 1400 postes d’aiguillages couvrant ainsi l’ensemble du réseau ferroviaire français. Dans les postes les plus récents, les agents n’ont qu’à taper des clés informatiques pour activer telle ou telle aiguille, tandis que subsistent encore des leviers à actionner mécaniquement dans les plus anciens. Et malgré le regroupement progressif des petits postes d’aiguillage en gros centres de commande centralisée du réseau (CCR), aucun risque que l’intelligence artificielle ne vienne leur voler la vedette, assure Vincent Pinot, car si «des pré-enregistrements de trajet sont assurés par l’informatique aujourd’hui, il y a toujours besoin d’un humain qui peut prendre le relais au moindre retard, incident ou souci technique sur les voies».

Le trafic ne s’arrêtant jamais – les trains de fret et les travaux de voirie succédant la nuit aux trains de voyageurs diurnes, SNCF Réseau a en permanence besoin d’aiguilleurs en poste pour veiller sur la circulation en temps réel. C’est pourquoi les aiguilleurs sont amenés à travailler de nuit, leur temps de travail suivant les 3×8. «Des horaires de travail éprouvants», juge Vincent Pinot. De son côté, la SNCF tente plutôt de rassurer ses futures recrues : «Travailler en horaires décalés vous permet de mieux gérer vos rythmes de vie». Sans réussir à convaincre le syndicaliste. «Le travail de nuit tue plus vite, le corps s’use plus vite. Sur une carrière entière, la perte de durée de vie est de l’ordre de 5 à 8 ans», lâche-t-il amèrement.

À lire aussi«SNCF, la grève de la honte»: le coup de gueule d’Agnès Verdier-Molinié

Si le métier d’aiguilleur est accessible dès le baccalauréat, les candidats doivent passer une batterie de tests médicaux et psychotechniques avant d’intégrer l’école de formation interne à la SNCF. «Beaucoup sont recalés aux épreuves d’entrée», se souvient Vincent L., agent de circulation à La Défense, «c’est avant tout un métier de sécurité donc les exigences sont hautes car les risques élevés». Côté rémunération, «le salaire de démarrage tout inclus (primes week-end et nuit notamment) s’établit à 28.200 euros brut par an», avance SNCF Réseau, «et un cadre opérationnel en fin de carrière gérant une équipe d’aiguilleurs touche 56.700 brut par an». À noter que depuis janvier 2023, le gestionnaire du réseau a mis en place, sous la pression des syndicats, une prime dite indemnité spécifique de circulation de 60 euros par mois. Prime que SUD-Rail voudrait porter à 300 euros par mois. Pour sa part, Vincent L., avec ses douze années d’expérience et un temps de travail partiel établi à 80%, a déclaré 24.153 euros de revenus pour l’année 2022.

De par leurs rôles, les aiguilleurs sont indispensables à la circulation des trains et ont donc un pouvoir de blocage herculéen. «Sans nous, rien ne roule», rigole Vincent L. Avant de poursuivre : «mes collègues dans d’autres branches de la SNCF me disent souvent qui si les aiguilleurs se mettaient autant en grève que les autres, les revendications seraient obtenues infiniment plus rapidement». Pourtant, les aiguilleurs du rail n’ont pas vraiment la fibre gréviste. Du moins nationalement. Les revendications et les blocages locaux sont relativement chose courante mais les perturbations à l’échelle française négligeables. La faute au cloisonnage propre au métier. «Je ne rencontre que très rarement d’autres collègues que ceux de mon poste d’aiguillage. Il n’y a pas beaucoup de brassage comme dans les autres professions ferroviaires », remarque Vincent L. Un constat partagé par Vincent Pinot «avec l’éloignement des postes d’aiguillage, il est difficile de rencontrer chaque cheminot et de faire fusionner les revendications».

C’est pourquoi ce week-end, les perturbations seront différenciées en fonction des régions. «Selon les postes d’aiguillages, le taux de gréviste est de 20% à 80%», avance le porte-parole de SUD-rail. Des débrayages anticipés par SNCF Réseau qui prévoit de remplacer les grévistes par des encadrants afin de limiter les perturbations, au moins en journée. «Les voyageurs ne devraient que très peu être impactés, reconnaît Vincent Pinot, seulement, la direction ne pourra jamais combler les trous pendant la nuit. Les travaux de voirie seront donc suspendus pendant ce temps-là, car aucun ouvrier ne peut travailler sans l’œil attentif d’un aiguilleur pour assurer sa sécurité. La direction perdra ainsi plusieurs milliers d’euros s’ils refusent le dialogue», sourit-il en coin.