«C’est une décision difficile, mais nécessaire pour sortir définitivement du quoi qu’il en coûte.» Invité sur le plateau de TF1 dimanche soir, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a dit adieu au «bouclier tarifaire», qui depuis 2021, protège les foyers français de la flambée des prix de l’énergie. Réduite au minimum au lendemain de l’invasion de l’Ukraine, la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE) passera à 21 euros le mégawattheure (MWh) au 1er février prochain. Après deux augmentations en 2023 (15% en février, 10% en août), le tarif réglementé de l’électricité s’apprête donc à enregistrer une nouvelle hausse, comprise entre 8,6 et 9,8% pour les ménages et les petites entreprises. Et ce n’est pas fini : au 1er février 2025, la TICFE retrouvera son niveau d’avant-crise, soit 32,44 euros le MWh. Cette normalisation marque-t-elle la fin de l’exception tarifaire française ? La France s’apprête-t-elle à perdre sa place parmi le peloton de tête des pays européens où l’électricité est la moins chère ?

Pour Emmanuel Macron, il n’y a pas de débat : les «prix français resteront substantiellement inférieurs» à ceux payés par les consommateurs des pays européens, assurait le chef de l’État lors de sa grande conférence de presse tenue mardi dernier. Depuis le début de la guerre en Ukraine, force est de constater que les consommateurs français ont été particulièrement épargnés par l’’explosion des prix de l’électricité. «Les prix payés par les ménages français sont restés relativement stables sur l’ensemble de la période, quand ils ont explosé dans la quasi-totalité des pays européens comparables à la France», soutient Jacques Percebois, professeur émérite de l’université de Montpelier, spécialiste de l’économie de l’énergie. Les données du ministère de la Transition énergétique montrent qu’en 2022, les prix TTC de l’électricité pour les ménages ont augmenté de 7% en France, quand ils ont bondi de 79% au Danemark et de 40% en Belgique. En moyenne, la facture des consommateurs européens s’est envolée de 14%, ce qui rend le sort des Français relativement enviable.

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Au 1er semestre 2023, l’Hexagone caracolait toujours en tête des pays les moins à plaindre au regard du kilowattheure payé par les ménages, selon les données d’Eurostat. Son coût s’élevait à 22 centimes, soit moins que la moyenne européenne (29 centimes). C’est aussi deux fois moins que le prix acquitté par nos voisins italien (41 centimes), belge (43 centimes) ou allemand (42 centimes). Seuls les pays de l’Est font beaucoup mieux, comme la Bulgarie (11 centimes), la Hongrie (12 centimes) ou la Croatie (16 centimes). «Les prix de ces pays sont difficilement comparables avec ceux du reste de l’Europe, car ils sont souvent le fruit de détaxe ou de subventions», nuance Jacques Percebois.

Si l’on se cantonne à l’Europe de l’Ouest et du Sud, la France fait donc figure d’exception. «Plusieurs facteurs font de la France un pays de l’électricité bon marché, à commencer par la prévalence du nucléaire», explique l’expert. La facture d’électricité française peut se décomposer en trois parties : le coût de fourniture (soit le coût de production et d’approvisionnement sur le marché de gros), les taxes et le coût du réseau. «Le bas coût du nucléaire explique très largement que la France bénéficie d’un prix plus bas, puisque 50% du prix payé par les ménages hexagonaux est calé sur le coût du nucléaire», explique Jacques Percebois. Le ministère de la Transition énergétique confirme : «La position favorable de la France tient, historiquement, à son bouquet énergétique, dominé aux trois-quarts par l’électricité nucléaire, lui permettant de limiter le coût d’approvisionnement», lit-on dans un document publié en août 2023.

L’autre facteur baissier, ce sont les taxes, qui représentent près de 20% des factures électriques européennes. Pour faire face à l’envolée des prix de l’électricité sur le marché de gros, les pays de l’UE ont baissé de 38% en moyenne leurs taxes sur l’électricité résidentielle en 2022. Même la France, qui dispose d’une fiscalité bien plus faible que certains de ses voisins en la matière (48 euros/MWh contre 122 euros/MWh en Allemagne), a dégainé un bouclier tarifaire consistant à réduire au minimum la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE). À l’inverse, des pays comme l’Allemagne ou le Danemark ont maintenu des taxes très élevées visant à subventionner le développement des énergies renouvelables, ce qui a contribué à faire grimper les factures des ménages.

Reste que le «bouclier tarifaire» a masqué un mouvement moins brillant pour la France : en 2022 et 2023, le coût de fourniture de l’électricité française a bondi, en raison de l’indisponibilité historique du parc nucléaire tricolore. La France a ainsi été contrainte d’importer une partie de son électricité via le marché de gros, où le prix du MWh dépend en grande partie du cours du gaz, conséquence des règles européennes. Avec le démantèlement progressif du bouclier tarifaire amorcé l’an dernier, ceci explique pourquoi les consommateurs français ont été moins bien lotis en 2023. Comme le montrent les données de la Commission de régulation de l’électricité et du gaz belge, la facture des ménages français au second semestre 2023 s’est alourdie de 25% par rapport à la même période un an plus tôt. Et ce, alors même que les foyers belges et allemands connaissaient une embellie de près de 40% sur leur facture.

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La France est-elle en voie de perdre sa «position favorable»? C’est bien ce que laisse craindre le baromètre du site Hello Watt, qui mesure les prix de l’électricité dans les principaux pays d’Europe en tenant compte du prix du kWh mais aussi du prix de l’abonnement, le tout ramené à un prix moyen pour une consommation de 3500 kWh/an. Première constatation : à 29,8 euros le kWh en moyenne, les Français ne sont plus les champions de l’électricité pas chère. Les ménages italiens (28,3 euros), mais surtout espagnols (17,4 euros) sont désormais mieux lotis. Ces derniers bénéficient toujours de «l’exception ibérique», également appliquée au Portugal, qui permet un plafonnement des prix du gaz et limite, par extension, la flambée de la facture électrique des ménages.

À l’inverse, l’évolution française suscite des inquiétudes, exacerbées par la levée du bouclier tarifaire. «Les prix élevés sont imputables à la très faible disponibilité des centrales et la fin du bouclier tarifaire supprimera toute protection pour les ménages», déplore Sylvain Le Fahler, PDG de Hello Watt, selon qui «il ne faut pas s’attendre à retrouver des prix compétitifs en France dans les années à venir». Certains se veulent pourtant moins pessimistes. «Même sans bouclier tarifaire, le consommateur continuera à bénéficier du coût fondamentalement bas du nucléaire français à l’avenir», estime pour sa part Jacques Percebois. Pour Nicolas Goldberg, expert énergie pour le cabinet Colombus Consulting, «l’électricité française est toujours bon marché par rapport aux voisins européens, exception faite de l’Espagne». «Grâce à l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh)», précise-t-il.

Plus que la fin du «quoi qu’il en coûte», c’est bien le remplacement imminent de l’Arenh qui inquiète les spécialistes. Instauré en 2011, ce système contraint EDF à vendre une partie de son électricité au tarif réduit de 42 euros le MWh. Régulièrement critiqué, l’Arenh sera aboli en 2026 au profit d’un nouvel accord, fixant le prix de référence de l’électricité nucléaire vendue par EDF à 70 euros le MWh. Un basculement dont les consommateurs ne pourraient pas sortir gagnants. «La facture augmentera puisque tout le nucléaire historique sera vendu au prix du marché de gros, et l’on s’attend à ce qu’il augmente encore, reste à savoir dans quelques proportions», estime Jacques Percebois. L’association de consommateurs CLCV, de son côté, a déjà fait les comptes : les ménages subiront une nouvelle augmentation de 10% sur leur facture d’électricité. De quoi rapprocher encore la France du fond de la classe… «Si nous ne faisons rien, nous vivons peut-être les derniers moments de la compétitivité de l’électricité française», soupire Nicolas Goldberg.