Vous rappelez-vous de ce jour où, à bicyclette, une voiture a failli vous écraser ? Même si c’était il y a longtemps, il y a de fortes chances que la peur ressentie ait fixé en vous le souvenir de l’incident. Les émotions fortes sont de véritables ancres à mémoire contrairement à ce que l’on a pensé pendant longtemps. Au XIXe siècle, les premières expériences conduites pour décrypter les mécanismes de la mémoire cherchaient ainsi à l’isoler de toute contingence émotionnelle. Pourtant la vie est rarement un long fleuve tranquille : elle est ponctuée d’événements tristes, tragiques, ou heureux. Aujourd’hui, preuve est faite que de la tristesse à la joie en passant par la colère, la peur, le dégoût ou la surprise, les émotions impactent tous les processus de mémorisation, depuis la formation jusqu’au rappel du souvenir.
Pour apprécier ce pouvoir, il suffit de se plonger dans À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust. « On prend souvent les impressions relatées par l’écrivain comme exemple de réactivation directe de souvenirs par des impressions sensorielles, explique Francis Eustache, directeur d’une unité de recherche dédiée à l’étude de la mémoire humaine à Caen. Mais c’est beaucoup plus compliqué. La mémoire se construit autour d’un sentiment particulier, d’une émotion indéfinissable… » Comme l’explique la neurologue Catherine Thomas-Antérion, c’est un contexte émotionnel, l’attention d’une mère aimante lui proposant du thé pour le réchauffer qui lance le narrateur sur la piste d’un doux épisode de sa vie. La gorgée mêlée des miettes du gâteau le fait « tressaillir », lui procure une sensation de « plaisir délicieux », et le voilà parti à la recherche d’autres bribes du souvenir.
Ces liens privilégiés entre mémoire et émotions s’expliquent d’abord par l’anatomie de notre cerveau. « Les émotions sont gérées dans des régions cérébrales situées juste à côté de l’hippocampe, structure qui constitue le point de passage obligé de la mémoire », commente Véronique Lefebvre des Noëttes, psychiatre des personnes âgées à Limeil-Brévannes (AP-HP). Plus précisément, outre l’hypothalamus (en charge de fonctions vitales comme la faim, la soif ou la régulation de température) et le cortex cingulaire antérieur (au rôle clé dans l’évaluation des émotions) qui se révèlent nécessaires à l’expression des émotions, celles-ci sont aussi et surtout gérées par l’amygdale, une petite structure en forme d’amande qui jouxte l’hippocampe. « Face à une situation chargée en émotions, l’amygdale “dit” à l’hippocampe que c’est important, qu’il faut le mémoriser ! » résume Francis Eustache.
Ainsi, on se souvient bien mieux d’une histoire ou d’un détail qui nous a dégoûté ou au contraire réjoui que d’un fait sans impact émotionnel, comme l’ont mis en évidence nombre d’études expérimentales : il a été montré, par exemple, que l’on retient davantage des mots chargés d’émotions (par exemple, cadeau, caresse…) que des mots neutres (ciseaux, papier…), ce qui active davantage amygdale et hippocampe. Mais les chercheurs ont aussi constaté que cette facilitation était d’autant plus prononcée que l’émotion associée au stimulus était intense – sachant qu’elle l’est plus souvent quand elle est négative.
« En réalité, cela n’est valable que jusqu’à un certain seuil d’émotions, tempère le Pr Eustache, car à un niveau trop fort et traumatique, l’effet est au contraire perturbateur. » Dans le cas d’un événement dramatique, l’encodage de l’événement peut être distordu : la victime d’une agression au couteau va, par exemple, focaliser son attention vers l’arme pointée sur elle, et ne va pas imprimer dans sa mémoire le visage de son agresseur. Mais l’impact des émotions peut aussi porter sur l’étape de consolidation d’un souvenir : plusieurs jours après une situation donnée, on s’en souvient bien mieux si elle nous a effrayé ou nous a rendu heureux que si elle nous a laissé de marbre.
Les chercheurs l’expliquent par le fait que l’on parle davantage à son entourage d’une histoire nous ayant fait frémir de peur ou de plaisir. Au niveau biologique, cela se traduit par un savant concert entre hormones de stress, amygdale et hippocampe. Une scène gaie ou inquiétante va activer l’amygdale, puis le système nerveux sympathique, et partant, les glandes surrénales qui produisent plusieurs hormones de stress, lesquelles stimulent à leur tour le nerf vague, puis l’amygdale, qui agit sur l’hippocampe, et consolide le souvenir. On peut le vérifier expérimentalement : quand on bloque l’influence de la noradrénaline (hormone de stress) par un médicament (Propranolol) chez des volontaires, en amont d’une tâche où il leur est demandé de mémoriser un récit agressif ou neutre, ils ne se souviennent pas mieux de l’un que de l’autre.
Si les souvenirs s’impriment d’autant mieux qu’ils sont associés à des émotions fortes, il y a une limite au-delà de laquelle tout bascule : à partir d’un certain niveau d’activation par l’amygdale, l’hippocampe se retrouve complètement inhibé. Et si les émotions laissent des traces pouvant être réactivées par un stimulus sensoriel, les éléments de contexte du souvenir seront difficilement accessibles : on sera incapable de donner des précisions sur les lieux d’une agression, les personnes qui étaient présentes, etc.
Cette récupération de souvenirs est la dernière étape sur laquelle les émotions interviennent, et comme le souligne Francis Eustache, « on a tendance à se souvenir davantage d’événements positifs que d’événements négatifs. Il s’agit de consolider une bonne image de soi ». Un tel penchant est encore plus prononcé chez les personnes âgées, à condition qu’elles ne souffrent pas de dépression ou d’un syndrome de stress post-traumatique. Dans ces deux cas, la piètre image que l’on a de soi pousse à se focaliser sur les événements négatifs. Quant au rappel conscient des détails d’un souvenir traumatique, il est difficile, quand bien même ce souvenir peut resurgir sous forme de flash-back ou de cauchemars qui font revivre la menace au présent.