Il y a d’abord ce décor de théâtre, où les rideaux dissimulent autant qu’ils révèlent. Ces fauteuils bleus qui entourent la scène de la Sorbonne, empruntés pour l’occasion à l’hôtel parisien du Crillon. En ce 3 septembre 1992, deux semaines avant le référendum sur le traité de Maastricht, François Mitterrand descend pour la première fois dans l’arène.
L’enjeu est crucial: son proche conseiller, Jacques Pilhan, l’alerte depuis plusieurs semaines sur le risque d’un décrochage du oui dans les sondages. Dans sa loge où il reçoit les dernières touches de maquillage, le chef de l’État sonde sa ministre aux Affaires européennes, Élisabeth Guigou: «Comment vous résumeriez tout ça en une phrase?» Avant de couper court: «Bon… Au fond, l’union, c’est la force.»
Le président affronte le héraut du non, Philippe Séguin, auquel il avait concédé quelques mois plus tôt la tenue d’un référendum. Entre les deux hommes, ce soir-là, ce sont deux France qui se font face sur le plateau de TF1. «Il faut que nous tentions de comprendre ce qui se passe en ce moment dans le pays», tempère celui qui mène la fronde à droite, avec Charles Pasqua et Philippe de Villiers.
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Le député RPR des Vosges refuse fermement l’abandon du franc, prévu dans le traité, qu’il considère comme une perte de souveraineté nationale. «Est-ce que Maastricht arrange les choses ou est-ce que Maastricht les aggrave?», poursuit-il, retrouvant son ton d’instituteur. Mais le président n’aime pas jouer au maître et à l’élève, surtout quand c’est à lui que l’on pose les questions. «Vous connaissez ma réponse, assène-t-il. Aurais-je proposé ce traité aux Français si je n’avais pas la conviction profonde que Maastricht commande notre avenir, et de la meilleure façon?»
Face à l’épaisse carrure du maire d’Épinal, François Mitterrand se fait impassible sphinx, les mains posées sur la table. «Il y a beaucoup de Français qui sont acquis à l’idée européenne et qui ne peuvent accepter ce traité», expose le parlementaire. Le socialiste l’interroge en retour, sourcils froncés: «Je pense que c’est votre cas?» «C’est probablement mon cas», acquiesce-t-il. Et le président de refermer le piège: «Probablement seulement?»
Rires sur les bancs des ministres présents. Philippe Séguin se sait alors vaincu. «François Mitterrand était entré dans un combat dont lui seul avait le secret», se souvient le présentateur de l’émission «Aujourd’hui l’Europe», Guillaume Durand. Dans l’oreillette de l’animateur, le patron de la chaîne, Étienne Mougeotte, exulte: «Il se passe quelque chose d’incroyable.»
Perché dans les gradins de la Sorbonne, Henri Guaino assiste à la scène, circonspect. «Rien n’était tout à fait naturel, c’était un moment étrange», se rappelle ce fidèle du gaulliste social, sans comprendre précisément ce qu’il se passe sur le moment. Philippe Séguin, lui, sait la tragédie qui se déroule en coulisses. Lorsqu’il arrive dans les sous-sols de l’amphithéâtre, avant le début du débat, l’ancien ministre de Jacques Chirac aperçoit une équipe médicale au chevet de son adversaire.
La chape de silence qui entoure encore le cancer du président rompt sous ses yeux. «Ça a tétanisé Séguin, raconte Guillaume Durand. Il a été profondément touché, ce qui explique pourquoi il n’a pas été l’assassin qu’attendait la droite.» Car le bretteur retient ses coups, déroule ses arguments d’une voix chaude et lente. «Il y avait chez lui à la fois le respect de l’institution et celui de l’homme malade», justifie Henri Guaino. Rien, hormis ce visage émacié, ne trahit pourtant la maladie présidentielle.
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Affaibli mais pas abattu, François Mitterrand ne manque d’ailleurs pas de décocher quelques flèches. «Quant au traité que vous avez sous les yeux, c’est une bonne précaution. Mais moi, je le connais assez bien. Pas besoin de l’avoir!», attaque-t-il, en pointant du regard les fiches de son contradicteur. «Je ne l’ai pas négocié, moi. C’est pour ça que je l’emmène», balaie aussitôt Philippe Séguin.
Alors que près de 10 millions de Français sont réunis devant leur télévision, la campagne référendaire bascule. Les yeux rivés sur son prompteur, Guillaume Durand compte les minutes: «Plus l’émission avançait, plus on sentait le transfert des voix du non vers celles du oui.» Le 20 septembre 1992, l’adhésion au traité de Maastricht finit par l’emporter sur le fil avec 51,04 % des voix.
La défaite reste en travers de la gorge des souverainistes, qui reprochent à leur chef de file d’avoir jeté les armes. Même surpris par un rival qu’il pensait affaibli, Philippe Séguin ne gardera aucun remords de cette séquence. «Au contraire, il était fier d’avoir débattu avec le président de la République. C’était une consécration», se remémore Henri Guaino. Comme un trophée sans victoire, la table ronde du débat a longtemps trôné dans sa mairie d’Épinal.