Avant d’être bousculée par l’apparition d’internet et par la révolution des réseaux sociaux, la télévision était l’écrin des principales joutes politiques. Théâtre de débats assassins ou de séquences devenues cultes, le petit écran a offert une multitude de moments forts sous la Ve République. Cet été, Le Figaro vous raconte les coulisses de ces rendez-vous.

Gants et casques de boxe sortis. Le match peut commencer. Sur le ring, le «PDG playboy» Bernard Tapie, face au «Menhir» Jean-Marie Le Pen. Ces deux «bêtes de télévision» ne se sont pas revues depuis leur première rencontre sur le plateau de la Une, le 8 décembre 1989. Les deux hommes avaient «échangé des noms d’oiseaux», en étaient «presque venus aux mains», se rappelle le journaliste Paul Amar.

Mais, au soir du 1er juin 1994, à moins de deux semaines du premier tour des européennes, Paul Amar prend cette fois-ci des «précautions». «Comme on veut éviter les traumatismes ou les coups, il y aura les gants et un casque», annonce-t-il en sortant d’un sac Decathlon deux paires de gants de boxe rouges. Sur le plateau d’Antenne 2, circonspection, suivi d’un silence teinté de malaise. Pensant qu’il pourrait conserver l’attirail, le leader du Front national s’amuse de ce petit «effet de tribune». Et de temporiser: «Nous n’en avons pas besoin, mais je les aurais utilisés si on m’en avait fait cadeau. Je vois que la générosité d’Antenne 2 ne va pas jusque-là.» Comme pour se démarquer de son adversaire, le député Bernard Tapie rétorque sèchement, la voix grave, le regard sévère: «C’est sérieux la politique». Hubert Védrine, ancien secrétaire général de l’Élysée, décrypte: «À l’époque, entrer en confrontation avec Le Pen est une façon pour Tapie de se faire apprécier par la gauche moraliste.»

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Orchestrée par Paul Amar, cette mise en scène laisse présager un débat houleux. Il n’en est rien. Les deux candidats se révèlent courtois. À tel point que le journaliste glisse: «Vous êtes très timorés.» Et, épaté par cette égalité d’humeur, les complimente: «Vous avez progressé. Quelle dignité dans l’échange!»

En coulisses, l’ambiance se révèle bien moins cordiale. Opposé à ce débat, Paul Amar démissionne le matin même d’Antenne 2. Retenu par le reste de la rédaction, il «finit par obéir à sa direction, mais y va en mode “kamikaze”», racontera-t-il quelques années plus tard. Les gants de boxe sont sa façon de manifester son désaccord avec Jean-Pierre Elkabbach, directeur de la chaîne, avec qui il entretient des relations exécrables. «Mais c’était aussi pour rappeler les règles de l’art aux deux invités», insiste Paul Amar.

Il faut dire que, dès son entrée en politique, Bernard Tapie fait du Breton un ennemi à abattre. Tout commence en 1988. Les législatives apparaissent comme l’opportunité d’affronter le fondateur du FN, alors candidat à Marseille. Mais, faute d’obtenir l’aval du PS, Tapie est finalement investi dans une autre circonscription. Six ans plus tard, l’aversion ne s’est pas résorbée. À peine le débat a-t-il commencé que l’ancien ministre socialiste lance: «Je crois que les deux qui ne peuvent pas faire de bout de chemin ensemble, sont le FN et les radicaux». Jean-Marie Le Pen ne se montre pas moins distant avec son adversaire, qu’il qualifie non sans cynisme de «symbole emblématique de la non-France». Pour Lorrain de Saint-Affrique, proche conseiller du candidat FN, qui a organisé la rencontre, il est avant tout question de spectacle politique. «Il n’y a jamais eu de haine eux. Leurs entourages n’ont jamais cessé de communiquer.» En amont du débat, un pacte aurait notamment été scellé: pas un mot sur la polémique du «détail de l’Histoire», qui poursuit le frontiste, ni sur l’affaire du Crédit Lyonnais, qui touche l’ancien ministre.

Mais Tapie et Le Pen n’ont pas seulement en commun leurs imbroglios médiatico-judiciaires. Et le conseiller en communication Thierry Saussez fut un des premiers à le remarquer. Dans son ouvrage Tapie-Le Pen. Les jumeaux du populisme (Édition° 1, 1992), présenté par Paul Amar au début du débat, le parallèle est sans équivoque. Adeptes de la société de spectacle, ils partagent un goût pour la provocation, et ont un sens aigu de la formule, qu’ils agrémentent parfois de sous-entendu graveleux. «Tapie était très séduisant. Sa gouaille et son culot plaisaient à l’électorat populaire», se souvient Hubert Védrine. «Le Pen pratiquait la gauloiserie. Il avait l’art de mettre les rieurs de son côté», note un ancien conseiller en stratégie du RN.

Excellents dans l’art de l’autopromotion, ils ne cessent de revendiquer leurs origines populaires. Thierry Saussez les désigne notamment comme «le fils du peuple venu de sa Bretagne natale et l’enfant des banlieues pauvres». De même, alors qu’à gauche Tapie dénonce le péril brun, à droite Le Pen crie à la fin de la civilisation européenne. «Le Pen incarne un populisme idéologique. Tandis que Tapie se rapproche d’un populisme de chef d’entreprise, à l’image de Berlusconi», analyse le politologue Marc Lazar.

Figure centrale de l’extrême droite pour l’un, nouveau visage de la gauche pour l’autre, ils se présentent comme «porte-parole de tous les exclus du système». Tous deux se proclament marginaux «passionnés, violents». Tous deux vilipendent la technocratie, l’élite ou encore «l’establishment», que Le Pen vitupère à plusieurs reprises au cours de ce débat. L’ancien bras droit de Le Pen conclut: «Ils ont un amour populaire commun et, de ce point de vue, ils se sont toujours respectés.»