L’affaire avait été tranchée à la mi-janvier. Devant la majorité présidentielle rassemblée, Gabriel Attal annonçait renoncer au traditionnel vote de confiance à l’Assemblée nationale. Un choix dicté par l’absence de majorité absolue, qui ne le dispense toutefois pas du périlleux exercice de la déclaration de politique générale. Mardi, le premier ministre se confrontera donc aux bancs de la Chambre basse, où les échos des discours d’investiture de ses prédécesseurs continuent de vibrer. Retour sur ces déclarations de politique générale qui ont marqué la Ve République.
Père de la Constitution de 1958, Michel Debré inaugure la pratique le 15 janvier 1959. Un exercice qui relève davantage du rite républicain que de l’obligation légale, ainsi qu’en dispose l’article 49 alinéa 1 de la Constitution : «Le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, engage devant l’Assemblée nationale la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale.» Embarrassé par une majorité relative, le premier ministre de Charles de Gaulle sollicite pourtant la confiance des députés après un discours largement orienté vers les nouvelles institutions de la Ve République et l’Algérie, «priorité absolue» du gouvernement. Michel Debré sera aisément conforté dans ses nouvelles fonctions, obtenant l’approbation de 453 députés pour 56 votes contre. Une confirmation rendue possible grâce à l’alliance des quelque 200 députés de l’UNR, le parti gaulliste, avec d’autres formations politiques.
Un an plus tôt, la jeunesse s’emparait de la rue et faisait trembler le régime gaulliste. Le 16 septembre 1969, devant les représentants de la Nation, Jacques Chaban-Delmas tente d’apporter une réponse ambitieuse aux événements de Mai 68 : «une nouvelle société». Lors d’une déclaration de politique générale qui devait rester la plus fameuse de la Ve République, le premier ministre de Georges Pompidou promet de moderniser une «société bloquée» par la «fragilité de notre économie» mais aussi par «l’archaïsme et le conservatisme de nos structures sociales». «Cette société nouvelle, quant à moi, je la vois comme une société prospère, jeune, généreuse et libérée», ambitionnait le gaulliste historique. Audacieux, le discours irrite l’entourage du président Pompidou par ses intonations quasi-présidentielles. Accusée d’empiéter sur le domaine réservé du chef de l’État, la prise de liberté de Jacques Chaban-Delmas ne sera jamais renouvelée par ses successeurs à Matignon.
Ce 29 juin 1988, s’échappent depuis le perchoir de l’Assemblée nationale les échos distants de l’emblématique discours de Martin Luther King. Vingt-cinq ans après le retentissant «I have a dream» du militant afro-américain, Michel Rocard se prend à son tour à rêver, porté par un «nouvel espoir». Au moyen d’une anaphore, le chef du gouvernement se laisse aller à une envolée lyrique teintée d’optimisme : «Je rêve d’un pays où l’on se parle à nouveau. Je rêve de villes où les tensions soient moindres. Je rêve d’une politique où l’on soit attentif à ce qui est dit, plutôt qu’à qui le dit. Je rêve tout simplement d’un pays ambitieux dont tous les habitants redécouvrent le sens du dialogue, – pourquoi pas de la fête,- et de la liberté.» Appelé à Matignon pour mener une politique d’ouverture, le chantre de la deuxième gauche tente d’élargir la majorité relative du parti socialiste avec «ceux qui sauront être ouverts». Inquiet, le premier ministre ne se soumettra toutefois pas au vote de confiance de l’Assemblée nationale.
Première femme à occuper Matignon, Édith Cresson se confronte à la misogynie de la classe politique dès sa déclaration de politique générale le 22 mai 1991. Celle qui tient à se faire appeler «le premier ministre» durant l’entièreté de son court mandat – elle maintint son poste 10 mois et 18 jours -, doit péniblement prononcer son discours sous les huées et les rires de l’hémicycle. D’entrée de jeu, elle annonce l’objectif prioritaire de son gouvernement : «Faire réussir la France dans l’Europe de 1993 et dans le monde de l’an 2000.» Une ambition qui ne retient pas l’attention des députés, qui préfèrent se moquer de sa voix jugée trop criarde et haut perchée. Sur le fond, la déclaration de la maire de Châtellerault et ancienne ministre est critiquée pour son manque d’audace politique et sa trop grande technicité.
Le 8 avril 1992, Pierre Bérégovoy déclare l’«urgence» dans la lutte contre la corruption. Il prévient : «Le gouvernement sera impitoyable». Sifflé, le successeur d’Édith Cresson brandit spontanément une feuille et menace l’opposition de révéler publiquement une liste d’élus corrompus. «Comme je suis un premier ministre nouveau et un homme politique précautionneux, j’ai ici une liste de personnalités dont je pourrais éventuellement vous parler», lance-t-il depuis le perchoir. Mais la tentative d’intimidation retombe aussitôt : «Je m’en garderai bien !» La scène provoque l’émoi dans les bancs de droite qui se vident dans un tollé.
«Notre route est droite, mais la pente est forte». Imagée et nébuleuse, la formule a fait date. Avant d’inaugurer l’une de ses premières «raffarinades» devant l’Assemblée ce 3 juillet 2002, le premier ministre de Jacques Chirac évoque «l’urgence d’une réponse aux attentes des citoyens et l’exigence du partage des valeurs républicaines.»
Surplombée par l’ombre de Nicolas Sarkozy, la déclaration de politique générale de François Fillon marque un tournant dans l’hyperprésidentialisation de la Ve République. Alors qu’il doit présenter son projet aux députés le 3 juillet 2007, Nicolas Sarkozy le devance en déroulant sa feuille de route devant les parlementaires de sa majorité deux semaines plus tôt. Court-circuitant son premier ministre, Nicolas Sarkozy entérine l’effacement du chef de gouvernement, relégué au poste de subalterne. Un mois plus tard, le locataire de l’Élysée le revendiquera avec aplomb : «Le premier ministre est un collaborateur, le patron, c’est moi.» Une vision qu’embrasse par ailleurs François Fillon dans la conclusion de son discours d’investiture : «Il y a dans le pays un souffle de confiance. Le président de la République en est l’initiateur. J’en suis devant vous le dépositaire.»
S’il n’a pas battu les records de ses prédécesseurs Alain Juppé et Édouard Balladur avec leurs discours d’1 heure 45 et 2 heures, Jean-Marc Ayrault a certainement rivalisé de longueur avec ses quelque 1 heures 40 d’intervention. Érigeant la lenteur en vertu, le premier ministre de François Hollande en fait même une ligne de conduite pour son mandat : «On ne combat pas l’inertie par l’agitation. La tentation de tout pouvoir, c’est d’aller vite (…), de tout réaliser en cent jours. Eh bien, le président de la République comme moi-même voulons installer le changement dans la durée», a-t-il posé lors de sa déclaration de politique générale le 3 juillet 2012. Une performance jugée «soporifique» par l’opposition de droite qui n’a pas hésité à perturber la séance par des broncas et des ricanements. Le clou du spectacle : un député socialiste, Patrick Vignal, fait un malaise et provoque une interruption de séance.
Dix ans après François Fillon, Édouard Philippe se fait à son tour couper l’herbe sous le pied par le président de la République. À la veille de la déclaration de politique générale de son premier ministre le 4 juillet 2017, Emmanuel Macron prend la parole devant les deux Chambres du Parlement, réunies à Versailles. Endossant son costume jupitérien, le chef de l’État s’est livré à la présentation des «grandes orientations» de son quinquennat dans un discours dense et parfois éthéré de près d’une heure trente. Chargé de la «mise en œuvre» du programme présidentiel, Édouard Philippe s’est voulu davantage concret, s’attardant sur les réformes budgétaires, la modernisation du service public ou encore la santé. En acceptant de rétrograder le poste de premier ministre au statut de simple exécutant, le tandem a remis une pièce dans la machine de l’hyprésidentialisme de la Ve République.
La sentence tombe le 19 juin 2022. Malgré le ralliement du MoDem et d’Horizons, la confédération présidentielle Ensemble ! est mise en majorité relative à l’Assemblée nationale, avec 245 sièges. Sommée de gouverner sans assise confortable dans l’hémicycle, Élisabeth Borne adresse largement sa déclaration de politique générale aux oppositions. Le 6 juillet 2022, l’ancienne ministre du Travail, connue pour son sens du dialogue et de la négociation, prononcera 25 fois le mot «ensemble», entérinant le concept macroniste de «majorités de projets». «Les Français ont élu une Assemblée sans majorité absolue. Ils nous invitent à des pratiques nouvelles, à un dialogue soutenu et à la recherche active de compromis. Le contexte nous oblige», avait-elle déclaré à la tribune de l’Assemblée nationale. Deuxième femme à s’installer à Matignon, Élisabeth Borne avait renoncé à se soumettre à un vote de confiance.