Une fois par mois, Audrey, 38 ans, s’offre un petit plaisir : un panier surprise garni «de viennoiseries, de différentes sortes de pains ou de morceaux de brioches». En fin de matinée, elle récupère ainsi les produits dans une boulangerie ou dans un hôtel proche de chez elle, à un tarif imbattable : 2,49 euros. «À ce prix, on a suffisamment de quantités pour deux petits-déjeuners pour trois personnes», explique cette fonctionnaire territoriale. En utilisant l’application Too good to go depuis un an, elle a déjà économisé 80 euros. Comme elle, Sophie, 47 ans, est une adepte de ces paniers surprises : «Il y a quelques années, je n’aurai jamais fait cette démarche. Mais la vie est tellement dure aujourd’hui que je suis à l’affût des bonnes affaires.» En plus des économies réalisées , les deux femmes se réjouissent de participer à «la lutte contre le gaspillage alimentaire».

Les Français souhaitent désormais consommer de façon plus responsable, tout en allégeant leurs dépenses alimentaires, dans un contexte inflationniste qui dure depuis de nombreux mois. Et certaines entreprises l’ont bien compris. «On constate un regain d’intérêt des consommateurs pour les produits anti-gaspi», affirme Lucas Lefebvre, cofondateur de La Fourche. Sur le site, un onglet «anti-gaspi» permet d’accéder «à une sélection de 175 à 400 produits à prix réduits, suivant l’offre de la semaine». Pois chiches, sauce soja ou déodorant… tous les produits sont vendus moins cher que leur prix originel, avec des réductions qui s’échelonnent de 20 à 80%.

Pour parvenir à proposer des prix cassés, l’entreprise récupère des produits dont la date optimale d’utilisation est dépassée, mais qui sont toujours bons pour la consommation, ou des surstocks de fournisseurs. Avec un prix d’achat moins cher, le prix de revente pour le consommateur est, lui aussi, avantageux. Un litre d’huile de colza bio se retrouve ainsi à 5,99 euros, contre 9,80 euros initialement. «Tous ces produits s’apprêtaient à être jetés pour des raisons absurdes», souligne Lucas Lefebvre. Les petits défauts d’un produit n’effraient plus les consommateurs, qui pensent avant tout à leur porte-monnaie. «Aujourd’hui, c’est un axe hyper stratégique. On n’a jamais eu une croissance aussi importante en cinq ans, que l’on a doublée depuis le début de l’année», se réjouit le cofondateur.

Cet engouement pour l’anti-gaspi est également visible chez le leader du secteur, Too Good to Go. «Ce n’est pas une tendance éphémère, il y a une réelle prise de conscience des consommateurs face aux enjeux économiques», explique ainsi Clémentine Lindon, responsable des relations extérieures de l’entreprise. Sur un an, le nombre d’utilisateurs a augmenté de 30%, soit cinq millions de clients supplémentaires. «Lors d’une journée en mars dernier, on a même enregistré un pic d’un million de Français connectés sur l’application», détaille Clémentine Lindon. Côté partenaires, «eux aussi ont besoin d’optimiser leurs revenus» et de tirer profit de produits qui seraient normalement jetés à la poubelle. Plus de 12.000 établissements se sont ainsi enregistrés sur Too Good to Go, pour atteindre les 42.000 au total.

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«Le gaspillage a lieu à toutes les étapes de la chaîne, en amont chez les producteurs et les industriels et en aval chez les distributeurs et à la maison», rappelle, de son côté, Sven Ripoche, cofondateur de Bene Bono. C’est pourquoi les différents acteurs se partagent aisément le marché. Bene Bono intervient en amont, directement auprès de 350 agriculteurs et de coopératives bio. Dans ses paniers de fruits et légumes se retrouvent ainsi des carottes «un peu biscornues», des poireaux «jugés en trop» ou des pommes de terre «qui seraient trop nombreuses en ce moment». Résultat, ces paniers sont vendus environ «40% moins cher qu’en magasin bio».

Parmi les 20.000 clients de Bene Bono, 40% sont des familles qui souhaitent «bien manger pour moins cher» et 60% des couples actifs «qui veulent consommer mieux et réduire leur impact environnemental», résume Sven Ripoche. Une formule qui permet de sauver 40 tonnes de fruits et légumes par semaine, toujours propres à la consommation. Pour Clément Méri, le cofondateur de Willy anti-gaspi, «c’est un principe triplement gagnant», à la fois pour le consommateur, pour le producteur et, bien sûr, pour les plateformes de revente. En achetant les produits moins chers, ces dernières ont la possibilité d’appliquer une marge opérationnelle, qui peut s’élever jusqu’à 50% sur les produits Willy anti-gaspi. «Cela nous permet, par exemple, de proposer la livraison gratuite à domicile des paniers au-dessus de 39 euros», explique Clément Méri.

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En plus des producteurs, les industriels et la grande distribution veulent également leurs parts du gâteau. Danone, Fleury Michon ou Nestlé travaille notamment avec Nous anti-gaspi, pour «donner une deuxième vie à leurs invendus». Ces derniers se retrouvent ainsi sur le site de la société, mais aussi dans l’un de ses trente magasins. «On récupère, par exemple, des tranches de jambon blanc cuit supérieur qui ont une légère déchirure, que l’on place dans nos barquettes et que l’on revend moins cher», souligne Charles Lottmann, cofondateur de Nous anti-gaspi. «En général, on revend un produit 30% plus cher que le prix auquel on l’a acheté», ajoute-t-il.

Nous anti-gaspi partage aussi ses stocks avec Carrefour, qui cherche à «sensibiliser ses clients au gaspillage alimentaire» depuis 2016. Le distributeur a lancé plusieurs initiatives, comme l’allongement des dates de consommation ou encore la création de «zones optimisées». Dans ces espaces, les consommateurs retrouvent des produits avec des dates limites en promotion, des paniers Too Good to Go, des produits Nous anti-gaspi ou encore des paniers zéro gaspi de fruits et légumes, confectionnés par Carrefour. «Sur un an, 1,5 million de ces paniers ont été écoulés partout en France», souligne Bertrand Swiderski, responsable du développement durable chez Carrefour. «Depuis un an, la demande des clients progresse, il y a un effet d’acceptation de l’anti-gaspi, complète-t-il, mais on peut aller encore plus loin». L’objectif pour Carrefour est ainsi d’atteindre 50% de gaspillage alimentaire en moins d’ici 2025.

Pour Clémentine Lindon, l’avenir de l’anti-gaspi passe avant tout «par la sensibilisation» des Français. «Il faut multiplier les campagnes d’information avec des conseils et des astuces, par exemple comment mieux conserver ses ingrédients ou mieux anticiper ses repas», explique-t-elle. La responsable des relations extérieures de Too Good to Go rappelle également «l’incompréhension qui demeure autour des dates de consommation». Pour la DLC (date limite de consommation), «il ne faut pas la dépasser». Mais pour la DDM (date de durabilité minimale), c’est-à-dire «à consommer de préférence avant», «on peut manger le produit après la date sans risque sanitaire». En partenariat avec plusieurs industriels, comme Danone, Unilever ou Nestlé, Too Good to Go a d’ailleurs apposé le pictogramme «Observez, sentez, goûtez» sur leurs références. «Les jeunes doivent également être sensibilisés dès le plus jeune âge», car ce sont eux qui deviendront les consommateurs de demain.