Il a 33 ans, mais ses traits juvéniles résistent au temps. Ses yeux d’un brun clair renforcent l’expression de ses émotions, comme son sourire ravageur qui a fait craquer tant de cœurs, lorsqu’il arborait sa coupe de cheveux façon Beatles. Cela fait des années que le nom de Bojan Krkic a pris ses distances avec le gotha du football.
Ancienne pépite du FC Barcelone, tombeur de records que venait d’établir un jeune Lionel Messi dans les années 2000, l’ex-attaquant raconte son histoire dans un documentaire, «Derrière le sourire», disponible sur la plate-forme Rakuten TV depuis le 3 novembre. Sur fond de santé mentale, Bojan se livre sur la pression qui a englouti aussi bien le footballeur que l’homme. «Ça faisait des années que je voulais parler de tout ça. Je me sens assez fort pour en parler maintenant», explique-t-il au Figaro.
Il fallait arpenter les rues ensoleillées de Barcelone, humer l’odeur des pelouses sèches à la Masia, le centre de formation du Barça, l’un des plus référencés au monde, pour mesurer l’ampleur du phénomène Bojan. Il se promenait sur un terrain telle une luciole, immanquable mais insaisissable, le ballon illuminé par le toucher de ses crampons, par ses dribbles imprévisibles et sa technique irréprochable. Il est encore, aujourd’hui, le meilleur buteur de l’histoire des équipes de jeunes du FC Barcelone avec 423 buts, selon le site du club.
À VOIR AUSSI – Le meilleur de Bojan Krkic avec les équipes de jeunes du Barça
Lorsqu’il fait ses débuts chez les pros, le 16 septembre 2007, il est le plus jeune joueur du Barça depuis la Seconde Guerre mondiale, 17 ans et 19 jours. Il en devient le plus jeune buteur tout court le mois suivant, contre Villarreal, sur une passe de Messi. La comparaison avec l’Argentin, de trois ans son aîné, lui aussi formé au club, lui aussi attaquant, lui aussi précoce et qui fait la même taille (1,70 m), est évidente. «Leo Messi était une tout autre personne, il s’est immédiatement intégré au groupe. Bojan avait une personnalité plus simple et plus vulnérable», pointe dans le documentaire Frank Rijkaard, l’entraîneur qui a lancé les deux hommes au Barça.
«Que ce soit dans un vestiaire de football, au bureau ou ailleurs, parfois il n’y a pas tant d’affection et d’amour», ajoute Thierry Henry, son coéquipier à Barcelone de 2007 à 2010. L’intégration difficile de Bojan, garçon joyeux mais réservé, s’explique aussi, en partie, par le contexte collectif d’un Barça moribond, 3e de Liga cette saison. Et par la pression à part qui pesait sur les épaules d’un natif de Catalogne, fière région qui revendique sa différence vis-à-vis du reste de l’Espagne. Le Barça ne se gêne pas pour jouer là-dessus auprès des supporters, pensant tenir en Bojan un porte-drapeau.
Cette entrée dans le monde pro, Bojan l’a vécue comme un «changement d’identité». «On voyait bien qu’il n’aimait pas la célébrité, les demandes d’autographes, de photos. Il l’acceptait, toujours en souriant, mais il n’aimait pas ça», partage son père, Bojan Senior, ex-footballeur yougoslave à la carrière modeste. «En devenant professionnel, on ne vous apprend pas comment ça marche», acquiesce le fils.
Un épisode cristallise ses tourments psychologiques. En février 2008, il est le plus jeune Espagnol à être appelé en sélection A. Son premier adversaire ? La France, en match amical à Malaga. Mais avant le coup d’envoi, Bojan est paralysé. Il ne trouve pas la force de sortir du vestiaire. Officiellement, il souffre d’une gastro-entérite.
De son propre aveu, il a «compris» comment marchait le football à ce moment-là, que les failles psychologiques étaient taboues. «Dans son monde, sa sensibilité était un inconvénient», constate, ému, le papa de Bojan. «Il a le sentiment que l’environnement où il se trouve et les raisons qui le font jouer ne correspondent pas au monde où il a été élevé et aux motivations qui lui avaient tant réussi», diagnostique son psychiatre, Josep Monseny.
Le petit virtuose fait avec, tant bien que mal. Sa première saison est prometteuse (48 matches, 12 buts, 5 passes décisives). Il ne fera fait mieux. Pep Guardiola est nommé sur le banc des Blaugranas à l’été 2008. Son Barça sera légendaire, quitte à ce que ça ne colle pas avec certains joueurs, dont Bojan, souvent remplaçant. Ce dernier joue mais souffre. Il prend des cachets pour gérer son anxiété, doit parfois être hospitalisé. Ses coéquipiers n’en savent rien. «Je ne voulais pas montrer de faiblesses à qui que ce soit», rembobine-t-il.
Bojan vivra très mal de ne pas jouer une minute en finale de la Ligue des champions 2011 (victoire du Barça contre Manchester United 3-1). Guardiola ne se justifiera jamais. C’en est trop, Bojan quitte le club. Il n’a jamais réadressé la parole à son entraîneur depuis. «Je ne pense pas qu’on en ait besoin», écarte-t-il sèchement aujourd’hui.
À lire aussiFootball : des maillots de Lionel Messi au Mondial mis aux enchères
Il souffle à peine ses 21 bougies lorsqu’il rejoint l’AS Rome en prêt en 2011. Débute le reste d’une belle carrière, loin des lettres d’or qu’on lui promettait. AC Milan, Ajax Amsterdam, Mayence, Stoke City… Jusqu’au club japonais du Vissel Kobe, où il retrouve en 2021 son ancien partenaire Andrés Iniesta, qui témoigne aussi dans le documentaire, comme Zlatan Ibrahimovic ou Gerard Piqué.
Bojan quitte le Japon en novembre 2022 pour rentrer à Barcelone. Cinq mois plus tard, il officialise sa retraite à 32 ans. Toutes ces années, le Catalan a avancé avec les blessures d’un passé qui ne se refermaient pas. De sa carrière, Bojan garde «des souvenirs fantastiques, mais…», soupire-t-il. «Il est dur de comprendre que le succès peut être traumatisant», avance le psychiatre Josep Monseny.
Il a fallu du temps à Bojan pour laisser la dépression derrière lui. «Quand j’ai réalisé que ces attentes étaient celles qu’on avait créées à mon sujet et que je pouvais créer les miennes, j’ai compris que j’étais le contraire d’un raté, que j’étais un grand privilégié», apprécie-t-il depuis son domicile à Barcelone, lui qui a rejoint l’organigramme du Barça comme coordinateur sportif auprès des équipes de jeunes.
Il insiste : il ne faut «pas exiger trop des jeunes» athlètes qui ne sont pas tous Kylian Mbappé ou Erling Haaland. Ils «peuvent sauter une étape», parfois, «mais pas toutes les étapes», appuie Bojan, qui espère que ce documentaire contribuera à normaliser les discussions autour de la santé mentale, et qu’il pourra «aider beaucoup de jeunes joueurs». Lui, ça lui a fait du bien d’en parler. «Je me sens plus libre. Aujourd’hui, je suis très heureux avec ma vie.»