À les entendre manier aussi bien le franglais caractéristique de l’écosystème start-up («roadmap», «early stage», «time-to-market») et les acronymes ésotériques du secteur industriel («GMAO», «AIC»), on finit par se dire qu’Octave Lapeyronie et François Déchelette sont devenus parfaitement bilingues. Ils jonglent entre deux langues qui n’ont pourtant pas la même grammaire, issues de domaines que l’on pourrait croire, d’abord, totalement étrangers. Leur aventure entrepreneuriale prouve pourtant le contraire. Ces deux esprits ont lancé il y a quelques années un logiciel (un «SaaS» pour les initiés) qui organise l’ensemble des activités humaines au sein, spécifiquement, des usines.
Pour le dire vite, les deux entrepreneurs expliquent qu’ils ont remplacé les tableaux Velléda et les bouts de papier par un outil numérique qui permet une meilleure circulation de l’information. L’application développée par Fabriq enregistre l’ensemble des données nécessaires à la conduite opérationnelle de l’usine et les rend disponible à tous les collaborateurs en temps réel. «Les problèmes sont ainsi moins nombreux et sont résolus plus vite par les équipes, qui peuvent consacrer davantage de temps à créer de la valeur pour l’entreprise», indique Octave Lapeyronie. Son associé, François Déchelette, résume le projet entrepreneurial en reprenant à son compte l’expression d’un cadre d’une usine où ils ont déployé le produit : «C’est l’usine dans la poche».
Rien ne prédestinait ces deux-là à fouler le sol résineux des usines. À leur sortie d’HEC, au début des années 2010, l’un a suivi la «voie royale» (le conseil en stratégie chez l’un des «Big Three» américains) et l’autre s’est voué à sa passion pour l’économie du numérique, en plein boom, chez Groupon puis chez TextMaster. Les jeunes Octave et François s’étaient liés d’amitié sur les terrains de rugby lors des championnats universitaires, avant de se retrouver quelques années plus tard sur une commune envie d’entreprendre.
C’est le hasard d’une rencontre avec un ingénieur reconverti dans le capital-risque, Renan Devillieres, qui les a conduits à s’intéresser à l’innovation dans le secteur industriel. À son initiative, le tandem d’entrepreneurs visite à Saint-Ouen-L’Aumône en 2019 un site de production de Lisi Aerospace, un équipementier aéronautique qui deviendra bientôt l’un des premiers clients de Fabriq. «Lors de nos premières visites dans des usines, nous avons été très surpris par l’écart technologique entre des outils de production dernier cri et une gestion opérationnelle qui se faisait encore grâce à des outils d’un autre temps», raconte François Déchelette. Octave Lapeyronie évoque par exemple un cadre industriel qui notait des informations sur sa main pour pouvoir les restituer lors d’une réunion, un peu plus tard dans la journée.
Ce regard neuf sur le secteur industriel, instruit de leurs expériences passées, notamment dans l’économie du numérique, leur a permis de saisir une opportunité de marché. Quatre ans plus tard, leur start-up emploie une soixantaine de personnes, poursuit une solide trajectoire de croissance (leur chiffre d’affaires sera multiplié par deux cette année, après un triplement l’année précédente) et les clients affluent. À quelques réglages près, la plateforme se prête à tous les types d’industries : de l’aérospatial à la maroquinerie, en passant par la parfumerie. «Le management opérationnel au sein des usines est assez standardisé», précise François Déchelette.
L’intégration du logiciel se déroule plutôt bien dans les sites concernés : 95% des phases pilote aboutissent à une adoption définitive du produit. «Les salariés des usines sont aujourd’hui des ingénieurs qui sont très sensibles au développement technologique et saluent globalement les gains de productivité», déclarent les fondateurs de Fabriq. Ils s’étonnent même de retrouver leur interface mise en avant dans des clips promotionnels de certains de leurs clients. «La digitalisation de l’industrie est de nature à séduire les jeunes générations», veulent croire les deux trentenaires. Un argument de taille à l’heure où la réindustrialisation du pays nécessite l’embauche de 100.000 nouveaux salariés chaque année dans un secteur qui souffre encore d’un manque d’attractivité, en particulier auprès des jeunes générations.