«Plus que 3 produits en stock», options présélectionnées, abonnements cachés… Pour les consommateurs, le Black Friday peut parfois ressembler à un far-west numérique. La faute, entre autres, à tous ces messages ou techniques trompeuses voire manipulatrices qui truffent le parcours d’achat sur la plupart des plateformes. Des pratiques réunies sous le terme de «dark patterns», un anglicisme sans véritable équivalent dans la langue de Molière, que l’on peut traduire littéralement par «motifs sombres». Si vous avez déjà été confronté à ces méthodes, celles-ci s’avèrent encore plus courantes et insidieuses à l’occasion du Black Friday – qui tombe cette année ce vendredi 24 novembre – où la recherche de la bonne affaire peut pousser les consommateurs à faire moins attention, au risque d’avoir de mauvaises surprises.
Terme inventé en 2010 par le designer spécialiste du design d’interfaces numériques Harry Brignull, les «dark patterns» ont fait leur apparition cette année parmi les arnaques auxquelles les douanes et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) appellent à se méfier lors du «Vendredi noir». «Avant tout achat ou validation des paniers pour les achats en ligne, les consommateurs sont invités à vérifier les caractéristiques et modalités de vente du bien ou produit», recommandent ainsi les deux directions, invitant à «éviter les achats précipités» et ne pas se laisser «piéger par les dark patterns». La DGCCRF a même publié au début du mois sur son site un contenu qui leur est dédié avec des exemples et des conseils pour esquiver les pièges qu’ils posent. Il faut dire que ceux-ci sont particulièrement communs : une étude récente de la Commission Européenne a en effet identifié des «dark patterns» sur 97% des 75 sites les plus populaires dans l’UE.
Derrière cette appellation plutôt inquiétante se cachent des «manipulations dans le design même des services que nous utilisons, pour faire faire des choix à l’utilisateur, dont il n’est pas conscient», résumait en 2018 dans nos colonnes Albert Moukheiber, docteur en neurosciences, psychologue et animateur de débats sur le design éthique avec l’association Chiasma Paris. Une formulation qui peut paraître floue, mais c’est parce qu’elle englobe des tas de pratiques différentes, que la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) classe en trois catégories, en fonction de l’objectif qu’elles poursuivent : «limiter la capacité d’action», «manipuler l’attention et les préférences» ou «enfler la désirabilité et susciter l’urgence».
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Dans le cadre du Black Friday – qui se double du Cyber Monday lundi prochain -, l’une des techniques les plus répandues est celle d’afficher des messages visant à susciter un sentiment d’urgence, afin d’accroître la désirabilité des produits. Cela peut prendre la forme de comptes à rebours avant la fin d’une promotion, de décompte du nombre d’articles restant en stock, ou encore du nombre d’internautes consultant la même page. «On joue ici sur la précipitation, ou bien sur l’influence sociale», explique Séverine Erhel, maître de conférences en psychologie cognitive et ergonomie à l’Université Rennes 2. «Il est important de noter que ces pratiques ne s’apparentent à des dark patterns que si elles s’appuient sur de fausses informations», note la DITP. Toutefois, une étude américaine de 2019, réalisée par des chercheurs des universités de Princeton et Chicago, a estimé que près de 40% des comptes à rebours et messages de stocks limités étaient faux.
Parmi les autres procédés trompeurs les plus fréquents dans une période commerciale comme le Black Friday, on peut également citer les options ou services ajoutés subrepticement à votre panier, sans que l’acheteur s’en rende compte ou bien précisés juste avant le paiement. «La technique parie sur le fait que vous ne vous en rendrez pas compte ou, comme vous avez déjà passé beaucoup de temps à votre achat, que vous renoncerez à revenir en arrière pour supprimer ce dont vous ne voulez pas», explique la DGCCRF, qui précise que cette pratique est complètement illégale en France comme dans l’Union européenne. Dans la même veine, les abonnements cachés derrière une période de gratuité sont également emblématiques des «dark patterns». De même que les options présélectionnées lorsque l’on arrive sur une page, les consommateurs ayant tendance à opter pour l’option par défaut.
«Il existe pléthore de dark patterns, à tel point qu’il est difficile de tous les cartographier», note Séverine Erhel. Autre exemple : les techniques visant à entraver la liberté d’action des consommateurs, par exemple en rendant les boutons «refuser» moins visibles et en mettant en avant les choix attendus par le vendeur. L’exemple du bouton d’inscription au service Prime sur Amazon est typique de cette manipulation d’interface, bien que légal. D’autres procédés sont eux destinés à forcer le consommateur à accepter des options, par des questions ou fenêtres pop-up répétées ou des suggestions de création de compte. «Le consommateur, motivé par son objectif final, sera alors plus à même d’accepter, ne serait-ce que pour pouvoir avancer vers son achat», observe la DITP. Le cas inverse peut également se présenter : c’est-à-dire des étapes ajoutées sans cesse pour faire abandonner l’action en cours, et ainsi pousser l’internaute à conclure son achat.
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Alors comment éviter ces (innombrables) pièges ? «Ne pas tomber dans l’urgence, et regarder à deux fois avant de cliquer», répond simplement Karl Pineau, directeur du Media Design Lab de l’École de design Nantes Atlantique. Prendre son temps, c’est également le principal conseil de la DGCCRF, notamment «pour vérifier les caractéristiques de ce que vous achetez, les conditions de livraison etc.» La Répression des fraudes conseille aussi de ne pas cliquer «trop rapidement sur un lien ou un bouton» et de toujours vérifier «votre panier d’achats avant de passer au paiement». Séverine Erhel conseille sinon «de réfléchir en amont à ce que l’on veut acheter», pour éviter de se retrouver à la fin avec un panier beaucoup plus rempli que prévu. Il faut par ailleurs garder à l’esprit que le consommateur dispose, sauf cas particuliers, d’un droit de rétractation d’au moins 14 jours à compter de la date de livraison.
Davantage qu’une histoire de précautions que doivent prendre les internautes, les «dark patterns» sont plutôt une question de régulation, selon les experts interrogés par Le Figaro. «Il faut avancer sur ce sujet pour proposer une réglementation qui soit existante et claire», réclame Séverine Erhel. Le Digital Services Act (DSA) européen, entré en vigueur pour les plus grosses plateformes le 25 août dernier – il le sera pour les autres en février 2024 -, a bien interdit l’utilisation par les plateformes en ligne d’interfaces trompeuses ou manipulatrices. «Mais qu’est-ce qu’on inclut dans ces dark patterns ?, interroge Karl Pineau, par ailleurs enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication. La définition de la Commission européenne inclut les pratiques commerciales en ligne trompeuses au détriment de l’utilisateur et qui se font via l’interface. Mais ne pourrait-on pas l’élargir tout ce qui relève de la persuasion de l’utilisateur, c’est-à-dire toutes ces interfaces dont l’objectif est de vous faire accepter quelque chose, sans qu’il y ait véritablement de tromperie ?» Le débat ne fait que commencer.