Le tabou est levé. Et la ruée vers l’Est a commencé pour les Occidentaux. D’abord doucement, avec l’annonce de livraison de blindés légers par la France, les États-Unis et l’Allemagne. Dans cette phase initiale, la France, pour une fois, a été la première à franchir le pas en proposant à Kiev des chars de fabrication occidentale, alors que jusque-là, les alliés – orientaux – de Kiev n’avaient fourni que des tanks d’origine soviétique aux Ukrainiens. Sans doute parce qu’elle avait beaucoup à se faire pardonner, notamment la phrase malheureuse du président sur les «garanties de sécurité» qu’il faudrait fournir au Kremlin, ou son injonction à «ne pas humilier» la Russie. «Fournir des AMX, c’était une manière de prendre une position politique, car il est vrai que l’attitude de Paris avait été questionnée par Kiev», reconnaît un haut diplomate.

La deuxième phase, l’envoi de chars lourds, a commencé la semaine dernière et devrait atteindre son rythme de croisière à Ramstein, en Allemagne, où les ministres de la Défense des alliés de l’Ukraine doivent se réunir vendredi 20 janvier. D’ores et déjà, la Pologne et la Finlande se sont dites prêtes à livrer une partie de leurs chars Leopard, de fabrication allemande, à l’Ukraine. Londres a aussi promis une vingtaine de Challengers. On attend la décision de Paris sur les chars Leclerc et de Berlin sur ses Leopard.

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Pourquoi cette brusque accélération? Il y a désormais, chez les Occidentaux, un sentiment d’urgence, pour ne pas dire de panique. «Le risque d’une nouvelle offensive russe justifie le fait qu’on livre davantage d’armes à l’Ukraine», résume une source diplomatique. Les deux camps, l’Ukraine et ses alliés d’un côté, la Russie de l’autre, sont engagés dans une course de vitesse. Sur le terrain, les fronts stagnent. Mais le Kremlin s’apprête sans doute à déclarer une mobilisation générale qui pourrait projeter 500.000 hommes sur le terrain. «Le timing est critique. Nous sommes dans une phase décisive de la guerre», prévient le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, en exhortant les membres de l’Alliance à fournir davantage d’armes lourdes à l’Ukraine, pour modifier le rapport de force sur le terrain. La semaine dernière, l’UE et l’Otan s’étaient aussi engagées à fournir à Kiev tous les moyens militaires nécessaires pour l’emporter contre la Russie.

Depuis le 24 février, les supposées «lignes rouges» de Moscou ont été franchies les unes après les autres par les Occidentaux. Au tout début de la guerre, le Kremlin avait prévenu que toute aide militaire occidentale à l’Ukraine serait considérée comme une provocation. Puis le veto avait concerné les armes lourdes et enfin les systèmes de défense antiaériens. Sans réaction particulière de Moscou, hormis l’intensification des combats et les destructions. Aujourd’hui le Kremlin promet de «brûler» les chars occidentaux. À la télévision d’État, les propagandistes de Vladimir Poutine ont aussi suggéré des «frappes préventives» contre la France, pour la faire disparaître…

Aujourd’hui encore, certaines capitales européennes rechignent à fournir les chars de combat qui pourraient permettre à l’armée ukrainienne de résister à la prochaine offensive russe et de reconquérir du terrain. C’est le cas de Berlin et de Paris. L’Allemagne, d’abord, l’un des pays les plus prudents vis-à-vis de l’aide à l’Ukraine depuis le début de la guerre. Elle pourrait bien changer d’avis sur les Leopard, mais ne veut pas être la première à le faire. La livraison des chars légers AMX ne visait pas seulement à prouver la réalité de l’engagement français, mais à faciliter le passage à l’acte de l’Allemagne, dont les chars Leopard sont les plus adaptés au terrain ukrainien. Les pressions ont aussi été exercées par Varsovie, car la livraison des chars Leopard détenus par les pays d’Europe centrale exige une autorisation de réexportation de la part de Berlin. Elle aurait, selon certaines sources, fait son chemin à Berlin. Pas forcément encore la livraison directe de Leopard «allemands».

Même réserve côté français, où la question des chars Leclerc est considérée à l’Élysée comme un sujet sensible. La livraison de chars de combat français constitue «une hypothèse» envisagée par Paris, selon un diplomate. Elle permettrait de faire bouger les lignes plus rapidement en Allemagne. Même limitée à quelques exemplaires, elle donnerait un signal politique important à l’Ukraine et à tous ses alliés.

Mais Paris, on le sent, conserve des réticences, et ce n’est pas seulement parce que les stocks de la France sont à l’os après des décennies de baisse du budget de la défense et que l’armée ne manifeste guère d’enthousiasme vis-à-vis de cette perspective. Ni même en raison des problèmes de maintenance, de formation et de circuits de production qui ne suivent pas. «Nous soutenons l’Ukraine mais nous ne faisons pas la guerre à la Russie», rappelle une source diplomatique. À l’Élysée, la logique de l’équilibre à garder entre Moscou et Kiev, «pour éviter une nouvelle escalade de la Russie», n’a pas disparu. De même l’illusion que la France peut encore jouer un rôle de médiateur entre les deux pays. En ce qui concerne les chars lourds, certains pays, une fois encore, avancent plus vite que d’autres.

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Berlin et Paris doivent décider d’ici vendredi s’ils suivent ou non les initiatives du Royaume-Uni et des États d’Europe centrale et du Nord, en libérant leurs chars lourds. Entre une aide renforcée à l’Ukraine et la préservation trompeuse de bonnes relations avec la France et l’Allemagne, Olaf Scholz et Emmanuel Macron doivent choisir. Vont-ils réduire le retard qu’ils ont accumulé sur certains de leurs alliés européens depuis le début de la guerre? Si Emmanuel Macron veut conserver sa place de leader au sein de l’Europe, il faut qu’il rejoigne le peloton de tête des alliés de l’Ukraine. Car sa position de prudence, motivée par une peur de l’escalade de Moscou, a érodé son influence et la place de la France sur le continent.

Sans compter que l’aide militaire occidentale à l’Ukraine va sans doute continuer à monter en gamme dans les prochains mois. Dans un tweet à destination de Berlin, le diplomate ukrainien Andrij Melnyk évoque ce que seront probablement les prochaines demandes de Kiev. «J’ai une proposition créative pour nos amis allemands. L’armée allemande possède 93 avions de combat Tornado déclassés qui seront bientôt remplacés par des F35. C’est un vieil avion de chasse, mais il est encore très puissant. Pourquoi ne pas donner ces Tornado à l’Ukraine?» Le débat ne fait que commencer.