«Un destin n’est pas une punition», écrivait Camus. Celui de Svetlana Tikhanovskaïa s’apparente pourtant à un long chemin de croix. Quand cet enfant de l’Union soviétique a été mise au monde, un beau jour de septembre 1982, rien n’indiquait qu’elle deviendrait plus tard l’égérie d’un pays traînant comme un boulet son héritage communiste. Née de parents modestes, dans une ville moyenne de la République socialiste soviétique de Biélorussie, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière ukrainienne, Svetlana Tikhanovskaïa a mené une enfance et une jeunesse banales et sans histoire.

Pourtant, elle est à partir de ce mardi 17 janvier jugée par contumace pour de multiples accusations, dont celles de «haute trahison», de «conspiration pour prendre le pouvoir de manière inconstitutionnelle» et de «création et conduite d’une organisation extrémiste». Le prix à payer pour avoir osé prendre les rênes de l’opposition lors de la dernière élection présidentielle, en 2020.

À lire aussiSvetlana Tikhanovskaïa: «Les destins de la Biélorussie et de l’Ukraine sont liés»

Sa vie bascule lorsqu’elle rencontre Sergueï, au début des années 2000. Elle est étudiante à l’Université de pédagogie de Mozyr et se destine à devenir traductrice et professeur d’anglais, lui est patron de boîte de nuit. C’est le «coup de foudre», racontera-t-elle plus tard. Après leur mariage, Sergueï se lance sur YouTube. Il devient rapidement célèbre pour ses vidéos dénonçant les salaires mirobolants des politiques biélorusses, à une époque où le président Alexandre Loukachenko tient le pouvoir d’une main de fer depuis 1994.

En 2020, le YouTubeur fort en gueule décide d’aller plus loin. Sans illusions, il se présente à l’élection présidentielle face à celui qu’il surnomme audacieusement le «cafard». Pendant plusieurs semaines, il sillonne la Biélorussie pour poser les questions qui dérangent. Mais à trois mois du scrutin, Sergueï Tikhanovski voit sa candidature refusée. Il est arrêté et condamné à 18 ans de prison pour «organisation de troubles massifs» et «incitation à la haine dans la société», entre autres motifs. «Loukachenko l’a vu comme une menace», expliquait récemment au Figaro Svetlana Tikhanovskaïa. Depuis, elle n’a pas revu son mari.

À lire aussiBiélorussie: lourde peine pour le mari de l’opposante en exil Svetlana Tikhanovskaïa

«Par amour», la jeune femme décide alors de se présenter à sa place et de poursuivre son combat. À la surprise générale, sa candidature est acceptée. Le pouvoir la considérait sans doute comme moins dangereuse que son époux. «J’abandonne ma vie tranquille pour (Sergueï), pour nous tous», se justifiera-t-elle plus tard, lors d’un de ses derniers meetings de campagne, à Minsk, devant plus de 60.000 personnes. «Je suis fatiguée de tout devoir supporter, je suis fatiguée de me taire, je suis fatiguée d’avoir peur. Je n’ai pas voulu devenir une politicienne. Mais le destin a décrété que je devais me trouver en première ligne face à l’arbitraire et l’injustice».

À cette époque, la jeune femme a cessé son activité professionnelle pour s’occuper de ses deux enfants, âgés aujourd’hui de 12 et 7 ans. Elle se consacre notamment à son fils aîné, atteint de surdité, et écume les cabinets de rééducation depuis plusieurs années pour l’aider à surmonter son handicap. «J’espère que ceux qui jubilent en me traitant de ‘ménagère’ et racontent que je refuse de travailler réalisent de quoi ils parlent», confiera-t-elle, pendant la campagne, au journal Svobodnye Novosti Plus, en réponse à ceux, dont Loukachenko lui-même, qui se moquent de son statut de mère au foyer.

Mais rapidement, l’autocrate ne sourit plus à la vision de cette «pauvre petite chose», comme il la surnomme. Car son programme a beau être flou, Svetlana Tikhanovskaïa emporte rapidement l’adhésion des Biélorusses. Grâce à quelques idées populaires d’abord, comme la libération des prisonniers politiques, l’élaboration d’un référendum constitutionnel ou l’organisation de nouvelles élections libres. Mais aussi grâce à son charisme et sa personnalité : la population comprend que cette femme du peuple risque sa vie en voulant les défendre.

De fait, Svetlana Tikhanovskaïa mène sa campagne dans la terreur. Elle confiera plus tard avoir reçu de nombreux messages menaçant de la jeter en prison ou d’envoyer ses enfants à l’orphelinat. «Je me réveillais chaque matin avec la peur au ventre d’une perquisition de la police. À cette période, j’ai perdu contact avec l’extérieur», racontera-t-elle à la chaîne tchèque Current Time. Elle finit par envoyer ses deux enfants en Lituanie, par sécurité.

Sans surprise, le 9 août 2020, le miracle n’a pas lieu : Alexandre Loukachenko est réélu avec 80,2% des voix. Svetlana Tikhanovskaïa ne récolte de son côté que 9,9% des suffrages. La candidate avait déjà prédit des «fraudes éhontées» et revendique donc la victoire : «Le pouvoir doit réfléchir à comment nous céder le pouvoir. Je me considère comme vainqueur». En danger après cette défaite, elle fuit rapidement son pays natal et rejoint ses enfants en Lituanie, où elle vit désormais en exil. Mais son combat perdure derrière elle : les jours suivant l’élection, un vaste mouvement de manifestations jette des centaines de milliers de personnes dans la rue.

À lire aussiSvetlana Tikhanovskaïa dénonce le rôle du président biélorusse

Avant la présidentielle, l’opposante expliquait à qui voulait l’entendre qu’en cas de défaite, elle retournerait dans sa «cuisine pour y cuire des steaks». Mais son destin en a décidé autrement. Devenue égérie malgré elle d’une «révolution» inaboutie, Svetlana Tikhanovskaïa parcourt désormais le monde pour mobiliser contre le régime d’Alexandre Loukachenko. Mais aussi, comme elle le dira en 2021, pour défendre son mari, «cet homme que j’aime et qui est devenu un chef pour des millions de Biélorusses».