C’est un comité relativement méconnu du grand public, et qui pourtant pèse lourd dans l’une des décisions économiques clés des gouvernements : la fixation du Smic. Comme tous les ans depuis 2009, le Groupe d’experts sur le Smic rend en cette fin du mois de novembre son rapport annuel à l’exécutif, attendu ce jeudi, dans lequel il se prononce sur l’évolution du salaire minimum interprofessionnel de croissance au 1er janvier. Depuis sa création il y a quinze ans, en décembre 2008, à l’initiative de Nicolas Sarkozy, il ne cesse d’être critiqué par les syndicats, et fait régulièrement l’objet d’offensives politiques. Encore récemment, à l’issue de la conférence sociale convoquée par Emmanuel Macron mi-octobre, la numéro un de la CGT Sophie Binet s’en est prise à cette instance. «Nous n’avons pas besoin de comité d’experts, si c’est toujours pour dire qu’il ne faut pas de coup de pouce», a-t-elle taclé.
C’est le reproche principal qui lui est adressé. Jamais, depuis sa création, ce comité d’experts, dont la composition change tous les quatre ans, n’a recommandé de «coup de pouce» au Smic. Une possibilité de revalorisation à la discrétion du gouvernement, qui s’ajoute au double mécanisme d’indexation automatique prévu par la loi. «Ce qu’on reproche au groupe d’experts, c’est la position assez dogmatique qu’il tient depuis sa création, explique Karen Gournay, secrétaire confédérale de Force ouvrière (FO), en charge de la négociation collective. Ses rapports sont de ce fait assez similaires d’année en année, puisqu’un coup de pouce au Smic n’est jamais reconnu comme étant une solution à la baisse du pouvoir d’achat ou à l’augmentation de la pauvreté.»
«Le fait que ce soit systématique, qu’il n’y ait jamais eu une seule exception, ça pose question, abonde l’économiste du travail Christine Erhel, professeure au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). On aurait pu imaginer que pendant la période Covid il y ait une réflexion spécifique.» Une position que Gilbert Cette, le président du comité d’experts, défend mordicus. «Le groupe a comme préoccupation principale de réduire la pauvreté. Le Smic est un mauvais outil pour cela. Un coup de pouce au Smic pourrait au contraire accroître la pauvreté», affirme le professeur à NEOMA Business School, récemment nommé président du Conseil d’orientation des retraites (COR).
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Derrière cet argumentaire se cache une certaine vision de l’économie, jugée trop libérale par les contempteurs du groupe d’experts. «Ce sont des économistes néo-libéraux, qui pensent que le chômage est dû à de salaires trop élevés, et qu’il faut baisser le Smic pour impulser l’emploi des non-qualifiés», tance Henri Sterdyniak , économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et co-fondateur de l’association Les Économistes atterrés. Des positions économiques qui, de plus, sont jugées trop proches de celles du gouvernement par les syndicats, conduisant certains à accuser le groupe d’experts de «manquer d’indépendance». «Est-ce qu’il faut être mélenchoniste pour avoir un point de vue qualifié sur le salaire minimum ? Je ne crois pas», réplique Gilbert Cette, tout en soulignant qu’ «un sociologue (Julien Damon, NDLR) fait partie des cinq experts».
Au-delà de l’obédience des économistes, c’est le principe même d’un comité exclusivement composé d’experts qui est remis en cause par certains. Les syndicats, en particulier, réclament d’être plus largement associés à ses travaux, et non pas d’être, comme aujourd’hui, simplement consultés. «Nous avons toujours trouvé fort de café que les praticiens que nous sommes, de par le dialogue social et notre statut de représentants des salariés, ne fassent pas partie du groupe d’experts», regrette le syndicaliste Pierre Jardon, chargé du dialogue social au sein de la CFTC.
Pour le président du groupe d’experts Gilbert Cette, «les syndicats ont raison de dire que leur rôle doit être plus important, mais il faut qu’ils portent l’ambition de ce propos haut et fort, pas vouloir les choses à moitié». «Il faudrait que les partenaires sociaux soient pleinement décisionnaires pour l’évolution du Smic. Ici comme sur de nombreux sujets, des règles de droit se substituent hélas au rôle de la négociation collective en France», déplore l’économiste. Une manière détournée de remettre en cause les mécanismes actuels d’indexation automatique du Smic sur l’inflation. Une proposition régulièrement formulée dans les rapports du groupe d’experts, à laquelle les syndicats sont frontalement opposés.
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Quoi qu’il en soit, les débats sur le Smic dépassent les simples critiques adressés au groupe d’experts. «On peut reprocher au gouvernement de ne prendre en compte que l’avis de ce comité d’experts», pointe ainsi Karen Gournay, de FO. «On a de cesse de dire que le Smic n’est pas uniquement une affaire d’experts. C’est trop facile pour le gouvernement de se dédouaner de sa responsabilité par rapport au Smic en s’appuyant uniquement sur le rapport du groupe d’experts», estime également Pierre Jardon, de la CFTC. Sur ce point, l’économiste Christine Erhel rejoint les syndicats. «Ce qui pose problème, c’est l’idée de départ, c’est-à-dire que le gouvernement essaie de dépolitiser une question fondamentalement politique.»
Lui aussi grand spécialiste du travail, l’économiste Jérôme Gautié est également partisan d’une refonte de ce groupe d’experts. Pour le professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, la France pourrait s’inspirer de la «Low pay commission» britannique, soit «une commission dans laquelle il n’y a pas que des membres du monde académique et de l’administration, mais qui intègre des représentants du monde de l’entreprise et du travail, et qui a un champ de compétences élargi sur les bas salaires».
Une description qui se rapproche des premières ébauches du «Haut conseil des rémunérations». Annoncée par Élisabeth Borne à l’issue de la conférence sociale mi-octobre, cette nouvelle instance, dont la date d’installation n’est pas encore connue, devrait notamment s’intéresser à la question de l’évolution des salaires. Et si sa composition n’est pas définie, de premiers échos indiquent qu’elle pourrait réunir des représentants des organisations syndicales et patronales, ainsi que des administrations de statistiques (Insee, Dares, Drees), voire des experts. Si certains syndicats, comme la CGT, réclament que ce haut conseil remplace purement et simplement le groupe d’experts sur le Smic, ce ne semble pas être le projet de l’exécutif. Pour Gilbert Cette, «les propos de la première ministre pendant la conférence sociale ont été très clairs : le futur Haut conseil des rémunérations ne remet en cause en rien la composition, le travail, la vocation du groupe d’experts sur le Smic».