«Quelle perception avez-vous des États-Unis ?» interrogeait voilà deux ans l’European Council for Foreign Relations (ECFR), à l’adresse des populations d’une dizaine d’États de l’Union européenne. En janvier 2023, le centre de recherche et d’influence paneuropéen leur a posé sensiblement la même question, et la réponse est légèrement différente. Plus d’un an après le déclenchement de la guerre en Ukraine, une part grandissante considère les États-Unis non pas seulement comme «partenaire nécessaire», mais comme «allié».

La différence est «légère, mais significative», relève le think tank, indiquant une évolution particulièrement notable en Allemagne et au Danemark. Ainsi en 2023, 32% des Allemands et 52% des Danois considèrent Washington comme un allié envers leur pays. En 2021, ils étaient respectivement 19% et 35% à le voir comme un allié de l’Europe. La vision du «partenaire nécessaire» reflue légèrement : 33 et 32% en 2023, contre 39 et 38% en 2021.

La notion d’«allié» prévaut donc désormais dans le royaume scandinave, tout comme en Grande Bretagne : 44%, contre 40% des sondés qui considèrent les États-Unis comme un partenaire nécessaire (les chiffres 2021 outre-Manche ne sont pas connus).

En 2021, le sondage mettait davantage en avant la faiblesse américaine en comparaison avec la Chine, la volonté de rester neutre en cas de conflit entre les deux superpuissances, et l’importance pour l’UE de développer sa propre défense. Deux ans plus tard, «le pivot du président Biden vers l’Europe a eu un effet significatif sur l’opinion publique à travers le continent, en déduit l’ECFR. Pendant la guerre d’Irak de 2003, Washington a divisé les Européens (…). En revanche, sur l’Ukraine, l’administration Biden a contribué à favoriser une nouvelle unité entre les euro-atlantistes traditionnels et les souverainistes européens».

Doit-on y voir une tendance, comme le suggère le think tank ? «Le sondage est une photographie à un instant donné, et le contexte n’est pas anodin», tient à souligner le géopolitologue Yves Boyer, professeur à l’université Panthéon-Sorbonne. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, la position américaine de moteur sur la scène géopolitique est allée croissant. Washington est de loin le premier donateur pour l’Ukraine, avec plus de 73,18 milliards d’euros annoncés depuis janvier 2022, dont 60% en aide militaire. Celle-ci a franchi encore un nouveau cap en février avec l’annonce de l’envoi de chars lourds.

Joe Biden s’est déplacé en Pologne, à Kiev, et n’hésite pas à taxer son homologue russe de «dictateur meurtrier» et «criminel de guerre ». En parallèle, le président américain met volontiers en avant la solidité de l’alliance transatlantique. L’Otan est «plus forte que jamais», et le soutien de l’Amérique aux Européens, «indéfectible», affirmait-il encore un an après le début de la guerre.

«L’époque est clairement favorable aux alliances», commente à son tour Jean-Marie Ruiz, maître de conférences en civilisation américaine à l’université de Savoie. «La guerre en Ukraine redonne vie au concept d’alliances. Elle a redonné vigueur à l’Otan, rappelant sa raison d’être, et plus généralement à l’alliance transatlantique à travers la nouvelle guerre froide – l’opposition Russie-Ukraine, mais aussi au-delà le tandem États-Unis-Chine».

De fait, le même sondage constate une hausse des personnes (66%) considérant la Russie comme «un adversaire ou un rival». Deux ans auparavant, la perception la plus répandue était que la Russie était un partenaire nécessaire pour l’Europe. Ainsi, alors que «l’idée même d’Occident était en déclin», «l’avènement d’un axe Chine/Russie voulant un ordre international post-occidental l’a remise au goût du jour», analyse le docteur en sciences politiques. «Sur la défensive, l’axe transatlantique n’a d’autre choix que se serrer les coudes».

Les deux géopolitologues nuancent toutefois les résultats du sondage. «Si l’on avait interrogé les mêmes personnes sur la politique américaine globale vis-à-vis de l’Europe, notamment au sujet de la compétitivité industrielle, la réponse aurait été plus mesurée», relève Yves Boyer. De fait, l’Inflation Reduction Act (IRA) et ses mesures protectionnistes pour les entreprises américaines ont fait grand bruit en Europe, menaçant grandement la compétitivité des industriels du Vieux Continent. À tel point que la vice-présidente exécutive de la Commission de Bruxelles, Margrethe Vestager, en charge de la Concurrence, a dit redouter une «guerre» commerciale avec Washington.

De même, l’alliance Aukus avec pour corollaire l’annulation par l’Australie du contrat d’acquisition de 12 sous-marins français en 2021 avait sonné comme une «trahison» de l’allié américain vis-à-vis de la France. En regardant dans le détail, on observe que les Allemands et Français sont plus réservés. 32% des premiers considèrent Washington comme allié, contre seulement 25% des seconds. Dans l’Hexagone, 41% des interrogés continuent de considérer l’alliance transatlantique comme un partenariat simplement «nécessaire».

«Les orientations traditionnelles se retrouvent : le Royaume-Uni a fait le choix du large après le Brexit, tandis que l’Allemagne et la France restent européens avant tout», explique Jean-Marie Ruiz. «N’oublions pas que dans ce domaine, tout est guerre d’influence», rappelle Yves Boyer. «Il y a une volonté de part et d’autre d’afficher une unité». Sans nier la validité scientifique du sondage, le professeur estime qu’il «ne reflète certainement pas la réalité géopolitique, ni la position des décideurs économiques, qui sont pris dans la réalité des confrontations d’intérêts».