À l’époque contemporaine, la Russie n’a connu jusqu’à présent que trois appels officiels à la mobilisation: le 18 juillet 1914 (lors de la Première Guerre mondiale), le 23 juin 1941 (contre l’Allemagne nazie) et ce 21 septembre, presque sept mois après le lancement de l’«opération militaire spéciale» en Ukraine. Certes, à la différence des deux premiers conflits, Vladimir Poutine a bien précisé qu’il ne s’agissait là que d’une «mobilisation partielle» et non générale – une éventualité qui inquiétait beaucoup les Russes. N’empêche, nombre de ceux qui ont entendu l’allocution télévisée du président russe, finalement diffusé mercredi matin après avoir été programmée pour la veille, étaient sous le choc.

D’autant plus que le flou entourant certaines de ces annonces fait surgir le spectre de développements inquiétants et, pour la Russie, le risque d’un grand saut dans l’inconnu. «Chaque génération peut connaître (les événements de) 1941 mais aussi la victoire de 1945. Nous ne pouvons pas perdre la bataille du Donbass», a d’ailleurs déclaré Guennadi Ziouganov, le chef du Parti communiste (KPRF), globalement loyal au Kremlin et lui aussi friand de «comparaisons» historiques.

Hormis la mobilisation, l’autre point saillant de l’intervention du chef du Kremlin, le recours possible à l’arme nucléaire, a glacé les esprits. «Nous utiliserons certainement tous les moyens à notre disposition pour protéger la Russie et notre peuple», a dit M. Poutine. «Je dis bien tous les moyens (…) Ce n’est pas du bluff», a-t-il insisté.

Signe, parmi d’autres, d’un début de panique, les vols pour les destinations proches de Moscou et ne nécessitant pas de visas (Turquie, Arménie, Azerbaïdjan…) ont été pris d’assaut. Un vol pour Erevan (Arménie), acheté 12 000 roubles lundi (214 euros), en valait 98 000 (1 750 euros) mercredi matin.

«J’estime nécessaire de soutenir la proposition (du ministère de la Défense, NDLR) de mobilisation partielle des citoyens en réserve, ceux qui ont déjà servi (…) et qui ont une expérience pertinente», a déclaré Vladimir Poutine dans son allocution. Son ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, est intervenu dans la foulée pour préciser les modalités de cette mobilisation, – à effet immédiat selon M. Poutine -, mais qui soulève néanmoins beaucoup de questions sur sa mise en œuvre, son effectivité et l’accueil qu’elle recevra dans la population.

Selon lui, 300 000 réservistes seront visés par cet ordre de mobilisation, soit à peine «1,1 % des ressources mobilisables» qu’il a évaluées à 25 millions de personnes. Les hommes de moins de 35 ans (pour les soldats et les sous-officiers) et jusqu’à 60 ans (pour les officiers supérieurs) concernés. Les étudiants et les conscrits effectuant leur service militaire ne seront pas appelés, a affirmé Sergueï Choïgou. «Nous n’allons pas faire comme une moissonneuse-batteuse et attraper tout, non», s’est-il voulu rassurant.

La patronne de Russia Today, Margarita Simonian a une nouvelle fois mis son grain de sel sur son compte Instagram. Trois catégories de personnes sont mobilisables a indiqué ce relais zélé des paroles officielles: 1. Ceux ayant servi dans l’armée. 2. Ceux ayant une spécialité militaire qui est maintenant requise – comme les médecins de Moscou qui ont reçu massivement, dès mercredi, une convocation pour se rendre dans les bureaux d’enrôlement. 3. Et surtout, ceux ayant une expérience du combat, a encore souligné Mme Simonian. De même, par exemple, les opérateurs de drones, les spécialistes des communications devraient être sollicités en priorité.

Après leur recrutement, ces personnes suivront une formation ou un recyclage et «ce n’est qu’ensuite qu’elles iront accomplir les tâches qui leur sont prescrites», a encore dit Sergueï Choïgou. Les signaux d’un manque d’effectifs se sont multipliés ces derniers temps. Le 14 septembre, une vidéo, devenue virale, montrait un homme ressemblant à Evgueni Prigojine, le patron des mercenaires «Wagner» recrutant des détenus d’une colonie pénitentiaire.

«Le premier péché est la désertion, personne ne recule», les prévient ce sergent recruteur, connu sous le nom de «Cuisinier de Poutine». «Après six mois, vous rentrez avec une grâce. (…) Mais ceux qui arrivent sur le front et qui se rendent comptent qu’ils se sont trompés d’endroit, nous les considérons comme des déserteurs et nous les abattons», ajoute-t-il.

Comment et par qui ces milliers d’hommes issus de la vie civile seront-ils préparés au combat et équipés? Combien de temps cela prendra-t-il? Quel pourra être leur poids dans la balance des forces en présence sur le terrain, au moment où les forces ukrainiennes poursuivent leur avancée? Ces questions se posaient, en Russie, au lendemain d’amendements au code pénal, votés mardi à la Douma pour «encadrer» cette mobilisation et punir plus sévèrement les déserteurs.

Officiellement, tous les hommes mobilisables n’ayant pas encore reçu leur convocation étaient libres de se déplacer, y compris à l’étranger. Néanmoins, «je ne vous conseille pas d’aller vous reposer en Turquie, allez plutôt en Crimée», a indiqué Andreï Kartapolov, le président du comité de la Défense de la Douma. Comme d’habitude en Russie, l’humour, noir surtout, n’est jamais absent: «Une idée de start-up, casseurs de bras», persiflait ainsi un internaute, faisant écho à la crainte de nombreux jeunes d’être mobilisés.

Une nouvelle séquence, inédite et périlleuse, s’est ouverte mardi avec l’annonce que des «référendums» d’annexion seront organisés à partir de vendredi dans quatre régions de l’est et du sud de l’Ukraine. Des initiatives dénoncées comme des «simulacres» par la plupart des dirigeants occidentaux, mais qui permettront au président russe de se draper dans une légitimité pour défendre les «territoires russes» d’Ukraine si l’armée de Kiev tentait de les reconquérir. D’autant que la doctrine militaire russe prévoit la possibilité de recourir à des frappes nucléaires si des territoires considérés comme russes par Moscou sont attaqués.

De plus en plus, c’est surtout l’Occident que le Kremlin a dans son viseur. Mercredi, dans son intervention, Vladimir Poutine s’en est pris vigoureusement aux Occidentaux, les accusant d’avoir «dépassé toutes les limites dans (leur) politique agressive» et de vouloir «affaiblir, diviser et, en fin de compte, détruire notre pays». «Nous nous battons plutôt contre l’Occident collectif que contre l’armée ukrainienne», a abondé ensuite le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou.

Mercredi, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a réfuté tout changement de nature du conflit, refusant d’appeler «guerre» ce qui demeure à ce stade encore pour les autorités russes une «opération militaire spéciale». Pour les Russes, cette dernière dénomination signifiait que les hostilités en Ukraine devaient rester hors de leur champ quotidien. Ce n’est plus le cas depuis mercredi. Dans la journée, de maigres manifestations ont eu lieu dans plusieurs villes – Tomsk, Oulan-Oude, Irkoutsk… – contre la mobilisation. Quelques dizaines de personnes ont été arrêtées.