Des chaînes d’information en boucle, des réunions de crise au sommet de l’État devant des oppositions qui n’en perdent pas une miette, et le récit minute par minute de l’avancée des tracteurs vers la capitale… «Les Parisiens vont être affamés», promet Benoît Durand, un céréalier et éleveur, un brin excessif. En ce début de semaine, tous les ingrédients donnant corps à une crise ancrée sont réunis. Jusqu’aux emblèmes populaires, les panneaux d’entrée des communes renversés comme le croissant, «un bon symbole» fait de «farine française» brandi lundi sur le barrage de Jossigny (Seine-et-Marne) par Karine Le Marchand, la présentatrice de «L’amour est dans le pré» et 18e personnalité préférée des Français. «Il ne faut pas lâcher tant que vous n’avez pas des choses concrètes», suggère-t-elle devant le groupe qui se forme autour d’elle. «Il y a plus de journalistes que d’agriculteurs», observe la figure médiatique.

On en oublierait presque que Gabriel Attal, pourtant jamais en reste pour attirer la lumière, doit tenir ce mardi sa déclaration de politique générale devant le Parlement. Un moment incontournable et solennel pour tous les nouveaux locataires de Matignon. À 34 ans, le premier ministre attendait beaucoup de ce rendez-vous. À la tête d’un «demi-gouvernement» (dixit une ancienne ministre dont la reconduction est suspendue à la suite du remaniement que tout le monde a déjà oublié), Gabriel Attal voit l’attention à son discours se réduire à un propos conjoncturel. À tel point que des responsables de l’exécutif ont soulevé la pertinence de le maintenir. «Le premier ministre va devoir changer son fusil d’épaule et sera obligé de parler d’agriculture», commente le député Julien Dive, spécialiste des questions de ruralité à LR. Marc Fesneau, qui court toutes les antennes du pays, promet «un certain nombre de nouvelles mesures» présentées par Gabriel Attal devant la représentation nationale.

Les premiers éléments apportés vendredi soir par le chef du gouvernement depuis un tronçon d’autoroute occupé en Occitanie ont déjà fait leur temps. «Il a voulu faire un coup et s’est offert une belle soirée» avec des agriculteurs indépendants satisfaits par quelques mesures et un discours volontariste comme Gabriel Attal sait en faire. Mais la réplique de la FNSEA, la principale organisation mobilisée, avec les Jeunes Agriculteurs, ne s’est pas fait attendre. Et ce fut la gueule de bois pour tout le gouvernement quand le leader agricole Arnaud Rousseau a annoncé le lendemain la mobilisation générale de ses troupes. «Les syndicats ont aussi besoin de leur victoire pour que le fleuve rentre dans son lit. Une crise agricole se traite filière après filière», remarque un acteur mobilisé avant la tenue à Matignon, lundi après-midi, d’une nouvelle rencontre avec la corporation.

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Avant cela, le ministre de l’Agriculture a pris place lundi après-midi à l’Élysée pour une réunion politique autour du chef de l’État, du premier ministre et du ministre de l’Intérieur. Emmanuel Macron, dont l’agenda international l’a tenu à distance de la crise, veut s’assurer que le pays sera tenu alors qu’il repart le soir même en Suède pour une visite d’État. Gérald Darmanin, qui s’est illustré au début de la crise par sa mansuétude à l’égard de cette frange populaire du pays, son terreau électoral, est contraint de durcir le ton. «La crise est profonde mais le bordel ne va pas être forcément très long», espère une source gouvernementale. Des bêtes ne peuvent être délaissées trop longtemps et l’entretien des champs n’attend pas, souffle-t-on…

«Par analogie, la crise a débuté comme avec les “gilets jaunes” sur une histoire de carburant, mais des revendications anciennes et enfouies refont surface. Les mecs ne vont pas se contenter de l’annulation de la taxe sur le gazole non routier», prévient Julien Dive. «Le terreau social n’est pas bon, avec le chômage qui remonte et la crise du logement qui prend de l’ampleur. Le climat préélectoral, à cinq mois des européennes, n’aide pas», s’inquiète-t-on dans un ministère. Sans compter ce récit d’une crise «peuple contre élite, province contre Paris» qui prend. Autant d’éléments qui rappellent à l’exécutif de mauvais souvenirs. «C’est gilet-jaunesque!», s’exclame une conseillère de l’exécutif. «C’est encore une crise de gens qui travaillent mais qui ne s’en sortent pas», abonde Thierry Coste, le lobbyiste des questions rurales qui conseille au gouvernement «d’oser une série de mesures perçues par les écologistes comme le refus d’une politique environnementaliste», sur les haies, le loup et les pesticides, quitte à «assumer de se faire condamner» par l’Union européenne.

Tandis que le maire Renaissance de Nevers, Denis Thuriot, peste contre «l’invasion bobo-écolo dans les services administratifs du pays qui enquiquinent les élus et ne conseillent pas de façon pragmatique» l’État. «Il faut livrer la bataille contre l’administration. Les gens ne croient plus aux annonces car ils ne perçoivent pas l’application réelle des mesures», insiste Thierry Coste. D’ailleurs, François Cormier-Bouligeon «ne supporte plus de voter des lois à l’Assemblée qui ne sont pas appliquées», dit-il à l’évocation d’EGalim, qui devait assurer aux exploitants un prix de vente décent. Sans compter le poulet ukrainien, qui remplace le célèbre plombier polonais, près de vingt ans après le référendum européen. «Je suis pour le soutien à l’Ukraine, mais pas au détriment de la filière volaille française», proclame le député Renaissance du Cher, qui reprend à son compte une critique entendue sur les barrages. Comme en 2018, les revendications se multiplient aussi vite que les pistes pour y répondre.

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Le 24 novembre dernier, alors que les premiers panneaux étaient renversés pour marquer la grogne naissante, le président de la République s’inquiétait de la tournure des événements. Dans l’avion qui le ramenait d’un déplacement dans le Jura, il avait sensibilisé les ministres qui l’accompagnaient. Marc Fesneau (Agriculture), son ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu et… son futur premier ministre, Gabriel Attal. Voilà ces quatre-là en première ligne deux mois plus tard pour éteindre l’incendie. Tout en scrutant l’agglomération des colères dans un pays où le Rassemblement national est donné très largement en tête du scrutin européen. À Toulouse, ce sont les taxis qui bloquent l’aéroport. En région parisienne, les VTC font monter la pression alors qu’ils ont appris qu’ils seront tenus à l’écart des installations des Jeux olympiques.

Quand il est allé à la rencontre des agriculteurs de la Nièvre, Denis Thuriot s’est fait huer et s’inquiète depuis d’une «politisation par des éléments d’extrême droite». «Les élus RN font les marioles dans les corps de ferme mais ils auront oublié les agriculteurs le 10 juin prochain», raille François Cormier-Bouligeon. «Des agriculteurs attendent une prise de parole d’Emmanuel Macron pour avoir plus d’engagements. Il y a toujours un risque de récupération politique. Il faut éviter que ça dure», s’impatiente Denis Thuriot, l’un des rares élus locaux du parti présidentiel.