Drame de Monia Chokri, 1h51

L’accent, évidemment. C’est un film québécois accompagné de sous-titres français. Le couple, qui est une invention compliquée, en aurait besoin aussi. Ça n’est pas Sophia qui dira le contraire. Cette prof de philosophie dans une université du troisième âge vit paisiblement depuis dix ans avec Xavier, intellectuel sympathique et bien élevé. La routine lui pèse. Elle donne des cours sur l’amour en citant Schopenhauer, Platon, Jankélévitch. Elle joint le geste à la parole en tombant dans les bras du menuisier qui retape leur maison de campagne au bord d’un lac. Ce Sylvain en veste de trappeur lui apprend davantage que l’ébénisterie. Il lui récite des paroles de Sardou. Elle croit que c’est du Rimbaud. Il boit de la bière, roule en pick-up, est fier de son côté mérovingien. Sophia plaque tout. Un monde nouveau s’ouvre à elle. Cela ne va pas sans grincements. Les dîners réservent désormais leur lot de mauvaises surprises.

Qu’est-ce qui prend à Sylvain de défendre la peine de mort entre la poire et le fromage ? Une invitée exige qu’on l’appelle « iel ». Bienvenue chez les woke. Sylvain n’en revient pas. Sophia tâche de contempler le désastre avec indulgence. Bref, il y a du boulot, et pas seulement pour réparer les poutres du chalet. En plus, Sylvain est jaloux comme tout. Sa demande en mariage peu convenue excuse ce défaut. Avec Simple comme Sylvain, Monia Chokri- qui incarne une amie de l’héroïne – joue avec les clichés, fait du bouche-à-bouche à la vieille rengaine de la différence de milieu, se révèle un peu la Woody Allen de la Belle Province. Un humour ravageur parcourt cette love story décomplexée, où la maladie n’a pas besoin d’intervenir. Rythme et justesse d’observation sont les deux mamelles de cette comédie où les dents grincent. E.N.

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Drame de science-fiction de Terry Gilliam, 2h10

Presque trente ans après sa sortie, L’Armée des douze singes retrouve le chemin des salles dans une version restaurée. Une excellente nouvelle. C’est le meilleur film de Terry Gilliam. Sans doute parce que c’est celui qui ressemble le moins à un film de Terry Gilliam, malgré quelques scories (l’esthétique steampunk du futur à la Brazil, l’utilisation de grands angles). Le mérite revient d’abord au couple de scénaristes Janet et David Peoples, déjà auteur du Blade Runner de Ridley Scott. À partir du court-métrage de Chris Marker, La Jetée, ils imaginent la Terre en 2035 vidée de ses habitants par un mystérieux virus. Seuls les animaux déambulent à l’air libre dans les villes – Baltimore et Philadelphie servent de décor à ce monde délabré. Les survivants végètent au sous-sol. Cole (Bruce Willis, crâne rasé et air hébété), un prisonnier, est envoyé en 1996 pour alerter l’humanité et remonter à la source du virus. On le prend pour un fou mais, avec l’aide de sa psychiatre (Madeleine Stowe), il suit la piste de l’Armée des douze singes, organisation suspectée d’être à l’origine de la pandémie – Brad Pitt, amusant en fils à papa frappadingue, joue le leader de cette bande d’anti-spécistes. Entre voyage dans le temps, romance et angoisse écologique, L’Armée des douze singes n’a pas attendu le Covid-19 pour être digne d’intérêt. Mais on le revoit aujourd’hui moins comme une œuvre de science-fiction que comme un film visionnaire. E.S.

Drame de Mohamed Kordofani, 2 heures

Le premier long-métrage de Mohamed Kordofani, ingénieur aéronautique de formation, s’ouvre par les émeutes de 2005 à Khartoum, survenues après la mort du leader des chrétiens du Sud, John Garang. Dans le chaos ambiant, Mona, une musulmane du Nord, blesse un petit garçon en le renversant au volant de sa voiture et prend la fuite. Quand le père de l’enfant la poursuit jusque chez elle, le mari de Mona, Akram, l’abat froidement d’un coup de fusil. Un rapport falsifié le fait disparaître. Les recherches de sa femme, Julia, restent vaines. La culpabilité pousse Mona à engager à son service Julia, en lui cachant son secret. Akram ignore de son côté que la nouvelle domestique est la veuve de l’homme qu’il a tué. La jeune femme catholique pauvre originaire du Sud et son fils, Daniel, s’installent chez le couple de musulmans du Nord. L’épouse stérile, ancienne chanteuse, se rend au club pour assister à des concerts à l’insu de son mari et habillée d’un niqab. Mohamed Kordofani brocarde le racisme et la défiance des Nordistes à l’égard des Sudistes, majoritairement catholiques. Il met aussi en scène le poids du patriarcat et du conservatisme religieux dans la société soudanaise. Face à Akram, une complicité se noue entre les deux femmes, solidaires sous le même toit, au moment où un plan de paix est signé entre l’Armée populaire de libération du Soudan, l’APLS, et le pouvoir de Khartoum. On est en 2005, au début d’une période de transition qui conduit au référendum d’autodétermination et à la sécession du Sud. En 2011, le Soudan du Sud devient un état indépendant. Julia aussi s’émancipe quand la vérité finit par éclater dans le foyer de ses employeurs. La paix, elle, attendra. Une décennie de guerre civile et près de 400 000 morts plus tard, le pays traverse une grave crise humanitaire. Goodbye Julia n’est pas vain pour autant. Il déterre les racines du mal et tente de panser les plaies. E.S.

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Comédie de Kim Jee-Woon, 2h13

Quand on demande au réalisateur coréen Kim Jee-Woon quelle école de cinéma il a fait, il répond: « L’école de la Cinémathèque. » L’institution parisienne ne pouvait pas mieux le remercier en organisant une rétrospective de ses films et en lui offrant un fauteuil à son nom dans la salle Henri Langlois le soir de l’avant-première de Ça tourne à Séoul ! Cobweb. Nous sommes dans les années 1970. M. Kim veut refaire la fin de son film. Problème : il faut repasser par les autorités de censure. La production s’y oppose, il passe outre, et en profite pour refilmer des scènes déjà en boîte. Il embarque tout le monde dans un bus, direction des studios loin des regards. Aucun des acteurs ne comprend la fin, les comédiennes principales se détestent. Un acteur de second rôle endosse un imper de détective, rôle qui l’a rendu célèbre. Les hommes de la censure, cols de chemise pointus tels des mafieux, finiront par débarquer. Quelques bons verres d’alcool les mettront hors d’état d’intervenir pour un moment. Mais quel chaos, ce tournage ! Rien n’arrête M. Kim, incarné par le génial acteur de Parasite et des Bonnes Étoiles, Song Kang-ho. Normal, il est persuadé de tenir son chef-d’œuvre. Véritable réflexion sur la réalisation d’un film, Ça tourne à Séoul ! Cobweb propose une mise en abyme où la comédie est de tous les plans. Les gags fonctionnent bien, mais les flashbacks qui servent à décrypter les motivations et le parcours du réalisateur sont trop nombreux. L’ensemble aurait gagné à être moins long. La baisse de régime est inévitable. On retiendra la fin, un plan-séquence digne d’un chef-d’œuvre. Et surtout le final, qui récompense les cinéphiles capables de patienter jusqu’au générique. F.V.

Drame de Tran Anh Hung, 2:25

Librement inspiré de La Vie et la Passion de Dodin-Bouffant, gourmet, de Marcel Rouff (1920), le film met en scène un ancien magistrat devenu gastronome renommé (Magimel) à la fin du XIXe siècle. Dans son château, il s’active aux fourneaux avec l’aide d’Eugénie (Juliette Binoche), cuisinière à son service depuis vingt ans. La première partie ressemble à un «Top Chef» en costumes. Dodin, Eugénie, la bonne Violette et la jeune apprentie Pauline préparent un repas généreux, supervisé par le chef Pierre Gagnaire. La caméra plonge dans les casseroles, passe du filtrage du beurre à la cuisson d’un carré de veau. Dodin s’attable ensuite avec ses amis notables. Notaire ou médecin, chacun y va de son aphorisme. Le vin les inspire particulièrement. On s’attend à voir Jean Dujardin débouler un ballon ovale sous le bras («Y a du rab de vol-au-vent?»). Une intrusion moins anachronique qu’il n’y paraît puisque le rugby est introduit en France vers 1875. L’art de la conversation est ici réduit à un florilège de citations. Les convives enfilent les plats et les perles. Un vrai défi pour les comédiens, engoncés dans leurs redingotes et leurs répliques amidonnées. Les femmes, elles, restent en cuisine. On pourrait s’offusquer de ce sexisme mais Eugénie, quintessence de servitude volontaire, sait rester à sa place. Alors que les bourgeois repus la pressent de les rejoindre, elle décline fermement: «À table, je converse déjà avec vous à travers ce que vous mangez, quoi dire de plus?» Dodin bâfrant en pince pour Eugénie. Celle-ci laisse sa porte ouverte certaines nuits, d’autres non. Il veut se marier, elle refuse, jusqu’à un certain point. Le couple Binoche-Magimel parvient à émouvoir quand il cesse de deviser recette. Mais leur amour doit affronter la maladie et les plats en sauce. Ortolans, brioche et pot-au-feu, l’estomac palpite plus que le cœur. Le réalisateur français d’origine vietnamienne Tran Anh Hung, caméra d’or en 1993 avec son premier long-métrage, L’Odeur de la papaye verte, rend hommage à son pays d’accueil. Le service, à l’obséquiosité gênante, et le menu, trop riche et trop gras, n’évitent malheureusement pas l’indigestion. E.S.

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Drame de Frédéric Tellier, 2h13

Il se présente : il s’appelle Henri. On ne sait pas s’il voulait réussir sa vie. Chez les scouts, son pseudonyme était « Castor méditatif ». Ce totem allait bien à celui que la Résistance rebaptisa Pierre. Son nom est Pierre. L’Abbé Pierre. Les capucins le trouvaient un peu trop fragile. En plus, les dames le troublaient. Cela le rend sensible, humain. Au début, il marche dans les étoiles. Il s’agit d’une métaphore. Elle est maladroite. Comment parler d’un mythe ? Avec L’Abbé Pierre. Une vie de combats, Frédéric Tellier ne sait pas sur quel pied danser. Il opte pour la chronologie, déroule l’existence de son héros comme un boulanger paresseux étalerait sa pâte à tarte sans quitter des yeux la recette affichée devant lui. Le fondateur d’Emmaüs est un brave gars. Il a ses failles, ses doutes, ses révoltes. Pendant la guerre, il aide courageusement des Juifs à franchir les Alpes. Ensuite, la pauvreté lui saute au visage. Les gens ont faim ; ils ont besoin d’un toit. Ce sera son combat. Le prêtre galvanise sa troupe de chiffonniers. La fidèle Lucie Coutaz, qui ne le quitte pas d’une semelle, le rappelle à l’ordre quand il en fait trop. Derrière ses lunettes, Emmanuelle Bercot a le côté pète-sec, terre à terre qui convient. Arrive le fameux hiver 54. Un vent noir glace les rues de Paris. L’ecclésiastique monte sur ses grands chevaux. Il tempête à l’Assemblée, secoue les élus. Les députés protestent, des tracts s’envolent du balcon. La reconstitution sonne un peu faux. Pourquoi ces « split screen » qui surgissent sans raison valable ? Quelle idée d’avoir parsemé le récit de séquences poético-oniriques ! Le personnage a ses zones d’ombre. Cette belle âme prend la défense d’un collabo que la foule veut lyncher. Plus tard, à la télévision, on lui reproche d’avoir soutenu un antisémite. La fondation croule sous les dettes. Les chiffres ne sont pas son truc. L’intendance le rebute. C’est une star. Il aurait tant aimé être un saint. Il n’était pas comme tout le monde. Il est devenu une légende. C’est le drame de l’homme. Ce sage en colère en a vu d’autres. Benjamin Lavernhe endosse la soutane avec courage et abnégation, vieillit à solides coups de maquillage, prend une voix chevrotante au fil des années. Le film n’est ni bon ni mauvais, plein de bonne volonté, d’un réalisme raplapla, quasi scolaire. E.N.

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