Et de deux ! Après le prix Femina, Neige Sinno vient de remporter le prix Goncourt des lycéens. À 13h05, avec vingt minutes de retard (les résultats étaient-ils donc serrés ?), les lycéens délégués ont choisi de sacrer, depuis l’hôtel de ville de Rennes, berceau du Prix, Triste Tigre (éd. P.O.L.), un livre sur l’inceste, sur les pouvoirs et l’impuissance de la littérature.
On connaît la passion des lycéens pour les livres aux sujets sociétaux. L’année dernière, ils couronnaient Sabyl Ghoussoub pour son roman Beyrouth-sur-Seine, une autobiographie dans laquelle il racontait la vie de sa famille, exilée, déchirée entre la France et le Liban des années 70 à nos jours. Avant lui, c’était Clara Dupont-Monod, pour S’adapter, roman (qui avait également remporté le prix Femina) sur la naissance d’un enfant handicapé racontée par sa fratrie ; encore avant Djaïli Amadou Amal pour Les impatientes, un roman sur les violences faites aux femmes au Cameroun et avant elle, les lycéens récompensaient Karine Tuil pour Les Choses humaines, un roman sur le viol.
Outre son sujet, on ne peut nier les évidentes qualités littéraires de Triste Tigre. Juste et puissant. Quel chemin donc pour ce livre arrivé par La Poste ! Et quel exploit ! Cela fait dix semaines consécutives que Neige Sinno figure en tête des ventes des librairies, juste derrière Jean-Baptiste Andrea, prix Goncourt 2023 avec Veiller sur elle (L’Iconoclaste), premier du classement des meilleures ventes de la Fnac/ Le Point. Neige Sinno se confie au Figaro.
LE FIGARO. – Vous dites dans «Triste Tigre», avoir longuement hésité à parler, avant de choisir d’écrire «dans une espèce de rébellion insensée ».
Neige SINNO. – Je n’ai pas écrit ce roman comme une provocation, mais comme un défi : oser penser, oser réfléchir, oser dire. Même si je ne savais pas à qui je m’adressais, j’ai l’espoir que le lecteur que j’ai construit dans mon texte et qui existe aujourd’hui ose penser, mettre en mouvement des idées, des constatations, des questions. Quand je vois une personne qui me dit « je me suis questionné », cela me donne du bonheur par rapport à ce texte.
Vous avez participé aux rencontres régionales du Goncourt des lycéens. Était-ce plus difficile de s’adresser à de jeunes lecteurs qu’à des adultes?
Je parle de la même façon. Leurs questions et leur approche de mon livre sont différentes de celles d’autres générations. Avant d’être lu par des lecteurs, mon livre a été lu par des amis de mon âge (l’auteure a 46 ans, ndlr). Je suis entourée de gens qui sont d’une génération où l’on se pose la question : « Comment être un adulte protecteur ? » On réfléchit à notre enfance comme quelque chose qui nous constitue et qui vient de notre passé. J’ai l’impression que les gens plus jeunes ne se situent pas de la même façon. Je fais partie de cercles militants dans lesquels se trouvent des femmes bien plus jeunes, certaines ont la vingtaine, je vois que la relation avec mon sujet est plus brûlant, parce qu’elles sont plus proches de l’enfance. L’adolescence est un âge où l’on se pose des questions philosophiques, sur la violence, sur le bien, le mal… C’était donc une grande joie de participer au Goncourt des lycéens, de savoir qu’on a pu toucher des sujets sérieux avec des gens qui sont sérieux. Ils sont au moment où ils vont définir leur vie, leur rapport aux autres. Ils réfléchissent aux relations dominants-dominés, homme-femme… Ils sont prêts à des sujets sérieux.
Quelle lectrice étiez-vous adolescente ?
Je lisais beaucoup. J’ai le souvenir d’avoir lu au lycée Une saison blanche et sèche d’André Brink. Je lisais de tout, de la fiction notamment. J’allais à la bibliothèque et je piochais dedans. La lecture me plaisait, j’aimais déchiffrer le monde. J’étais happée par les mots. Lire faisait partie de mon quotidien. Comme j’étais celle qui lisait le plus et qu’à l’école on nous demandait de faire des fiches de lecture, je faisais les résumés pour les autres. Cela me permettait de partager les livres avec mes copains. J’ai même réussi à en faire lire certains !
Que cherchiez-vous en lisant ?
Tout. Je cherchais aussi des réponses à mon histoire personnelle. Je me souviens avoir lu Moi, Christiane F. 13 ans, droguée, prostituée… au collège. Je me projetais sans m’en rendre compte dans les livres pour essayer de comprendre des choses sur la violence que je vivais.
Avez-vous changé de regard sur la littérature ?
Oui, bien sûr, j’ai fait des études de lettres et je suis maintenant universitaire. La question de la forme se pose bien plus que lorsque j’étais lycéenne, mais je pense que je la posais inconsciemment dans ma frénésie de lecture, à lire de la poésie, des romans d’aventure… Aujourd’hui, je lis beaucoup de non-fiction. Je suis fascinée par ce genre.