Paris a découvert avec passion la vie et l’œuvre d’Oskar Kokoshcka, le «sauvageon en chef» de Vienne l’impériale dont le pinceau a creusé et révélé la nature humaine, à même la peau. À la recherche d’un art total, il n’a cessé de se confronter à la société et à lui-même. Né le 1er mars 1886 à Pöchlarn, non loin de Vienne, en Autriche-Hongrie, il est le portraitiste qui sonde l’âme de ses modèles comme un diable. Il est l’amoureux fou d’Alma Malher, le peintre exalté qui la représente dans La Fiancée du vent (1913), puis l’amant déçu et théâtral, au point d’en faire faire, par une costumière de théâtre, une poupée en fourrure grandeur nature, après leur âcre séparation. Et le fervent Européen, mort à 93 ans, le 22 février 1980 à Montreux en Suisse.

Toutes ces facettes racontent sans fards le tourbillon que furent sa vie et son siècle et ont donné naissance à une exposition magistrale, tant par son contenu, riche en œuvres majeures et en périodes successives étonnantes, que par son déroulé clair et didactique.

L’exposition événement Oskar Kokoschka, Un fauve à Vienne qui a débuté le 23 septembre 2022 au Musée d’art moderne de Paris, a accueilli ses derniers visiteurs le dimanche 12 février dernier. Première rétrospective à Paris consacrée à l’artiste autrichien, première de son envergure hors de la sphère germanophone, cette formidable leçon de peinture a connu un remarquable succès de fréquentation. Un public nombreux et international a été au rendez-vous avec 199.884 visiteurs, soit en moyenne 1.651 visiteurs par jour pour 121 jours d’ouverture.

Oskar Kokoschka, cet inconnu ? Il est pourtant un peintre très présent dans les collections viennoises, du Belvédère au Musée Leopold. Il est en gloire dans les collections permanentes du Musée Jenisch de Vevey, en Suisse, grâce à la Fondation Oskar Kokoschka créée en 1988 sur l’instigation de la veuve de l’artiste, Olda Palkovská. Avec l’accroissement progressif des collections, la Fondation Oskar Kokoschka compte aujourd’hui plus de 2.300 œuvres, peintures, aquarelles, dessins, ainsi que la quasi-totalité de l’œuvre lithographié. Elle possède également un ensemble important d’objets ayant appartenu à l’artiste, qui lui servaient de répertoire d’inspiration pour ses différents travaux.

Il reste malgré tout un artiste singulier et presque inclassable, souvent laissé dans l’ombre des peintres immédiatement reconnaissables que sont Gustav Klimt, son mentor, et Egon Schiele qu’il a inspiré par son audace et sa jeunesse offensive. Même si son portrait de Konrad Adenauer, premier chancelier fédéral de RDA de 1949 à 1963, trônera plus tard dans le bureau d’Angela Merkel.

La personnalité et la créativité hors norme de ce peintre tiennent aussi à sa longévité extraordinaire. Il a survécu longtemps à ses compatriotes et contemporains : Gustav Klimt meurt le 6 février 1919 à 55 ans et Egon Schiele meurt le 31 octobre 1918 à 28 ans. Au lendemain de 14-18, Oskar Kokoschka, lui, a connu la montée du nazisme, le rejet officiel de son œuvre (9 de ses tableaux étaient accrochés avec les expressionnistes et l’art des fous dans l’exposition de l’infamie sur l’«Art dégénéré», «Entartetere Kunst» à Munich en 1937).

Sa force d’âme et ses convictions ont été forgées par les blessures de la Première guerre mondiale dont les stigmates marquent ses Autoportraits, puis par la montée du fascisme, l’exil et la Seconde guerre mondiale. Il a croqué cette guerre des puissances folles ou lâches dans d’incroyables tableaux pamphlets qui ont sidéré les amateurs au Musée d’art moderne de Paris par leur lucidité et leur virulence.

Oskar Kokoschka, c’est une vie d’art (490 peintures dans son Catalogue raisonné), de voyages, d’écriture théorique et érudite (L’Œil immuable, Articles, discours et essais sur l’art », 1975, L’Atelier contemporain). Sa jeunesse fut radicale et provocatrice (sa première pièce de théâtre s’appelle Meurtrier, espoir des femmes, comme le montrait l’affiche de 1909). Ce séducteur qui eut légion d’amantes, qui comptait 5 maîtresses clairement nommées au moment de ladite Poupée, passa de l’amour rageur au bonheur conjugal au verger, peut-être ses tableaux les plus bizarres.

«Sensible aux critiques, as du marketing, proche des écrivains et des critiques d’art», souligne Bernadette Reinhold, directrice du Centre de Recherches Oskar Kokoschka à Vienne, il se voyait comme le grand maître contemporain, héritier du baroque. Mais derrière son avant-garde spectaculaire, Vienne restait très conservatrice. En 1924, deux tableaux y sont lacérés : un de Kokoschka, un de Max Beckmann.

Jeune homme, il n’est pas issu de la grande bourgeoisie, mais fils d’une lignée d’orfèvres en déclin, par son père, et de gardes forestiers par sa mère. C’est une forte femme. Grand et athlétique, Oskar arrive à Vienne pour faire l’École des Arts Appliqués au moment de la Wiener Werkstätte, fameuse association d’artistes et d’artisans fondée à Vienne en 1903 dont le but fut de produire en toute indépendance des objets décoratifs, des bâtiments, du textile, des spectacles. Il fera des cartes postales, des éventails, des affiches, aujourd’hui pièces de musée.

Il écrit le texte et dessine les lithographies pour Les garçons qui rêvent, brisant le tabou sur la sexualité adolescente (Die Träumenden Knaben, 1908, édité par la Wiener Werkstätte, les Ateliers viennois). Mais bientôt, «le plus sauvage des artistes» se rase la tête comme un bagnard et se jette dans l’avant-garde.

Ébranlé par sa rupture avec la musicienne Alma Mahler, rencontrée en 1912, un an après la mort du compositeur Gustav Mahler, avec laquelle il entretient une relation tumultueuse entre 1912 et 1914 et à laquelle il écrit 400 lettres d’amour, Kokoschka s’engage dans l’armée au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Il y sera gravement blessé à deux reprises, par balle et par baïonnette, comme le soulignent ses tableaux christiques. Il enseigne ensuite à l’Académie des Beaux-Arts de Dresde, haut lieu de la modernité, où il recherche de nouvelles formes d’expressions picturales, en contrepoint des mouvements contemporains tels que l’expressionnisme, la Nouvelle Objectivité et l’abstraction.

Voyageur infatigable, il entreprend dans les années 1920 d’incessants périples en Europe, en Afrique du Nord et au Moyen Orient. Sa fragilité financière l’oblige à revenir à Vienne, qui connaît dès le début des années 1930 d’importants troubles politiques, le contraignant à partir pour Prague en 1934. Qualifié par les nazis d’artiste «dégénéré», 600 de ses œuvres sont retirées des musées allemands. La plupart sont vendues aux enchères en Suisse, posant le débat sur l’éthique des musées ou la sauvegarde des œuvres, coûte que coûte, objet de l’exposition «La modernité déchirée : les acquisitions bâloises d’«art dégénéré» au Kunstmuseum de Bâle (du 22 octobre 2022 au 19 février 2023). Il les défie avec Autoportrait en «artiste dégénéré» (Selbstbildnis eines ‘Entarteten Künstlers’) en 1937, aujourd’hui à la National Gallery of Scotland, Édimbourg.

Kokoschka s’engage alors pleinement pour la défense de la liberté face au fascisme. Contraint à l’exil, il parvient à fuir en Grande-Bretagne en 1938 où il prend part à la résistance internationale.

Après la guerre, il devient une figure de référence de la scène intellectuelle européenne et participe à la reconstruction culturelle d’un continent dévasté et divisé. Il explore les tragédies grecques et les récits mythologiques afin d’y trouver le ferment commun des sociétés. Prenant ses distances avec la culture et la langue germanique, il s’installe à Villeneuve, en Suisse romande, en 1951. Les œuvres des dernières années témoignent d’une radicalité picturale proche de ses premiers travaux, dans leur absence de concessions.

Pour cerner ce beau personnage, «énergique et charismatique, égocentrique ou excentrique autocentré», l’exposition au Musée d’Art Moderne a réuni une sélection unique de 150 œuvres, retraçant sept décennies de création picturale. Sous la direction de Fabrice Hergott, germanophone et germanophile, de Georg Baselitz à Markus Lüpertz, avec le commissariat de l’Autrichien Dieter Buchhart, de la Danoise Anna Karina Hofbauer et de la Française Fanny Schulmann, assistés des jeunes talents Anne Bergeaud et Cédric Huss. Leur portrait de celui qui exprima très tôt un don naturel pour le dessin, fut saisissant, grâce au soutien de Morgan Stanley, mécène principal. Des allégories politiques à La Poupée d’Alma Mahler, terrifiant objet transitionnel, se dégage l’image d’un caractère entier aux allures de dandy, entre guêtres et sandales.

Peintre mais aussi écrivain, dramaturge et poète, Oskar Kokoschka y apparaît comme un artiste engagé, porté par les bouleversements artistiques et intellectuels de la Vienne du début du XXe siècle. Portraitiste, il parvient à mettre en lumière l’intériorité de ses modèles avec une efficacité inégalée. Après la guerre, il devient une figure de référence de la scène intellectuelle européenne et participe à la reconstruction culturelle d’un continent dévasté et divisé. Sa croyance dans la puissance subversive de la peinture, vecteur d’émancipation et d’éducation, demeure inébranlable jusqu’à sa mort. L’exposition sera présentée prochainement au Guggenheim Bilbao du 17 mars au 3 septembre 2023.

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