Le grand prix de l’Académie Française attribué jeudi à Dominique Barbéris pour Une façon d’aimer (Gallimard) couronne un très bel écrivain dont on attendait depuis longtemps que son œuvre soit justement récompensée. Elle l’a emporté au premier tour par 14 voix contre 6 à Antoine Sénanque (Croix de cendre, Grasset) et 4 à Sarah Chiche (Les Alchimies, Seuil).

Il y a vingt ans, dans Le Figaro littéraire, Patrick Grainville écrivait à propos de Dominique Barbéris: «L’intrigue n’est jamais une finalité dans ses romans. Même quand il s’agit d’un tueur et de ses proies. Ce qui compte, c’est le timbre, la note, la touche (…). Tout l’art de la romancière est dans l’acuité de son regard. Précis, cernant détails, matières et nuances. Les variations du ciel captées à fleur de peau, les petites pluies poudreuses comme autant d’avatars de l’âme». Grainville avait repéré Dominique Barbéris dès 1996 lorsqu’elle fit son entrée en littérature avec La Ville, un roman «d’une perfection rare». Il évoquait son timbre, son phrasé, l’élégance de son écriture, son art de la nuance et de l’ellipse, la façon qu’elle avait de jouer avec l’ombre et la lumière, de déceler l’énigme contenue dans les jours et les gens ordinaires. Ce merveilleux touché, on le retrouve dans la douzaine de romans de Dominique Barbéris, née en 1958 au Cameroun, normalienne, agrégée de Lettres modernes, et bien sûr dans Une façon d’aimer.

C’est l’histoire de Madeleine, 16 ans à la Libération, dont la mère, veuve, tient une boutique de confection. La jeune fille, provinciale, discrète, un peu retirée en elle-même, se marie avec Guy, un gars bien, solide, fou de sa femme. Elle le suit au Cameroun où il a trouvé du travail. Ils y resteront quatre ans, jusqu’à l’indépendance. Scènes d’extérieur, dans les rues de Douala, quand l’héroïne tenant sa fille de trois ans par la main rencontre furtivement un homme qui l’a abordée lors d’une soirée à la Délégation. Un bel aventurier, un séducteur qui la dévore des yeux. Ils se promènent. Elle ne peut s’empêcher d’être troublée, cette sœur de la princesse de Clèves : qui ne le serait ? Scènes d’intérieur, voilà Madeleine seule chez elle, au crépuscule lorsque la pluie équatoriale s’abat. Son mari est absent. La rue gronde. Sortira-t-elle malgré le couvre-feu pour apercevoir une dernière fois l’homme qu’elle veut fuir ?

Pas de tueur ni de crime ici, mais toujours cette atmosphère de suspens que Dominique Barbéris excelle à créer dans tous ses livres. On retient son souffle. Elle effleure ses personnages, ne déflore pas leur intimité. Chacun garde son secret. Chacun est un secret. Il y a quelque chose de cosmique dans son écriture pourtant très sobre, comme si le monde visible cachait des présences inconnues. Bien des années après, lorsque Madeleine et Guy seront morts, leur nièce, la narratrice, alter ego de l’auteur, se penchera sur leur vie, à travers des photos et leur courrier, méditant sur ce « fait mystérieux et obscur d’avoir vécu ». À des années-lumière d’une certaine littérature contemporaine qui ne craint pas l’impudeur, ce roman tout en retenue dégage « une impression grave et presque triste de beauté », un silence déchirant comme une prière muette lancée vers ceux qui, comme Madeleine et Guy, sont passés « de l’autre côté du temps ».