L’essor du manga en France est généralement associé à la publication de Dragon Ball d’Akira Toriyama, à partir de 1993. C’est cette même année qu’une autre série majeure débarque dans nos librairies, L’Habitant de l’infini. Hiroaki Samura y met en scène Manji, un samouraï immortel condamné à tuer mille scélérats pour expier ses crimes. Cette œuvre culte de trente tomes, republiée par Casterman dans une nouvelle édition double et désormais suivie du spin-off Bakumatsu, était célébrée au dernier Festival international de la bande dessinée d’Angoulême dans le cadre d’une impressionnante exposition rétrospective. Le Figaro en a profité pour rencontrer son auteur, dont la dernière série Born to be on air!, actuellement publiée chez Pika, raconte les aventures d’une animatrice de radio débutante.

LE FIGARO. – Quel moment préférez-vous dans la conception d’un manga: le pitch, l’écriture du scénario, le découpage ou le dessin?

Hiroaki SAMURA. – Ce qui me plaît, c’est écrire la trame générale de l’épisode et toutes les étapes qui mènent à l’élaboration du découpage. Une fois que j’ai mon découpage, j’ai une vision d’ensemble du chapitre, ce qui me permet de juger si mon histoire tient la route. Tout ce qui suit ces étapes, cela devient un peu barbant, rébarbatif, laborieux.

Born to be on air! peut surprendre dans votre bibliographie… Avez-vous une relation particulière avec les radios locales?

Mon souhait de départ, c’était de pouvoir raconter une histoire qui entremêle la ville et la campagne, que l’on puisse passer de l’un à l’autre facilement. Ce besoin de mettre en scène une station locale (à Sapporo, capitale de la préfecture de Hokkaidô, île située au nord de l’archipel japonais, NDLR) s’est imposé assez naturellement. Cela n’aurait pas été pareil avec un média d’échelle nationale. C’est quelque chose dont j’ai pris conscience quand j’ai commencé à me documenter.

Le programme de votre héroïne Minare présente des semi-fictions radiophoniques. Pourquoi?

C’était une envie personnelle pour interloquer les auditeurs, pour qu’ils ne sachent pas sur quel pied danser, en se demandant si ce qu’ils entendent est vrai ou non. Ce n’est pas quelque chose auquel j’ai été exposé dans ma jeunesse et je pense que c’est très marginal au Japon. Je me suis plutôt inspiré du précédent de La Guerre des mondes d’Orson Welles, évoqué dans le manga.

Il y a aussi un comédien que j’aime bien sur YouTube, qui fait des «documenteurs». Il va voir des familles et les interroge mais toutes les personnes qui interviennent sont des acteurs et des actrices. Le public est mis face à des mensonges extravagants et parfois très malaisants, avec de la maltraitance et d’autres choses très graves. Je m’en suis un peu inspiré.

Minare a des réactions très spontanées, un sens moral prononcé et un humour assez particulier…

Ma ligne directrice était d’inventer un personnage dont on ne voudrait pas forcément comme partenaire intime, mais qu’on aimerait fréquenter et garder près de soi. Quelqu’un à la fois de perturbant et d’attachant: c’est la zone entre les deux qui m’intéressait.

Pourquoi cette tresse recouverte par une drôle de broche à quatre couleurs?

Avec cette tresse et cette broche, je voulais donner à ce personnage une caractéristique facilement identifiable. Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que ces éléments un peu mignons ne lui allaient pas trop! Si on regarde bien, elle porte encore sa broche sur les couvertures des tomes reliés mais plus dans les pages de la série elle-même…

Concernant la coiffure, j’ai des préférences sur lesquelles j’ai tendance à revenir sans cesse. Si on me laisse faire ce que je veux, je vais tout le temps faire la même frange et la même raie sur le côté! Avec cette série, j’ai essayé de dépasser mes marottes et je me suis efforcé de plaire à un lectorat féminin. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de donner à Minare des cheveux blonds, une couleur en ce moment très populaire chez les lectrices de mangas.

Combien de tomes de Born to be on air! sont-ils prévus?

Je voulais conclure la série en dix tomes mais le dixième est déjà sorti (en novembre 2023 en France, NDLR) et un onzième se prépare. Je pense que j’en ai pour deux volumes pour boucler l’histoire, car on est déjà dans la conclusion du scénario.

Die Wergelder (Pika, 2024-) met en scène des femmes violentes, puissantes, voire dominatrices. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cet archétype?

Cela vient du plaisir que l’on prend à voir un personnage, qui nous semblait au départ dans la position du faible, l’emporter sur le puissant. Il y a une espèce de jouissance assez universelle à voir ce retournement, cette bascule de la domination.

Est-ce aussi une façon de questionner la place des femmes dans la société, notamment les rapports hommes-femmes ?

Cette question m’intéresse. Je discute souvent avec mon épouse lorsqu’on regarde les actualités et que l’on voit les problèmes de violences sexuelles et sexistes. Je suis évidemment pour une égalité de traitement entre les hommes et les femmes, par exemple sur les questions de salaires. Par contre, je ne suis pas forcément pour la volonté d’effacer les particularités entre hommes et femmes dans l’expression de la masculinité ou de la féminité; je trouve qu’il y a une beauté propre à chacun des genres. J’ai tout autant d’admiration et de respect pour une femme à qui l’on confie d’importantes responsabilités que pour une femme qui vend ses charmes. Dans mes histoires, je m’intéresse à la manière dont les personnages féminins utilisent leurs atouts pour dominer les hommes, par la violence physique ou la séduction.

Snegurochka (Casterman, 2016), qui prend pour cadre la Russie de 1933, donne un sentiment de vraisemblance historique. Quelle était votre démarche?

Une partie du lectorat amateur de mangas historiques fantasme un peu la Russie soviétique et je voulais montrer à quel point cette époque était dure. Ce qui m’intéressait aussi, c’était de raconter une histoire d’interdépendance (entre Belka, une jeune fille en fauteuil roulant, et Shchenok, son domestique, NDLR). Au Japon, il y a une niche de lecteurs très cliente des duos dans lesquels l’un des personnages ne peut vivre sans l’autre.

[Le traducteur intervient:] Cette interdépendance peut-elle se rapprocher de celle des personnages de L’Habitant de l’infini ?

Effectivement. Il y a de la baston et du grotesque à tous les étages dans L’Habitant de l’infini mais, au fond, ce que j’avais envie de raconter, c’étaient les liens entre les personnages. Cependant, on ne peut pas tout à fait qualifier la relation entre Rin et Manji d’interdépendance: si Rin a besoin de Manji pour survivre en tant que garde du corps, l’inverse n’est pas totalement vrai, même s’il y a un certain attachement.

L’Habitant de l’infini, qui prend place à l’époque d’Edo, s’affranchit d’une certaine rigueur historique, par exemple dans l’apparence des personnages et leur niveau de langue. Vous a-t-on reproché votre désinvolture ou a-t-on au contraire loué votre audace?

Un peu des deux. Un journaliste a notamment eu des mots très durs envers ma série, qu’il a descendue en flèche en disant que c’était du n’importe quoi. De manière générale, je ne tenais pas vraiment compte des critiques des personnes attachées au genre du manga historique. C’étaient plutôt les jeunes lecteurs que je cherchais à séduire. Ceci dit, certaines critiques étaient tout de même assez constructives. Elles m’ont permis de prendre du recul et de changer d’angle d’attaque. L’Habitant de l’infini a suivi une ligne médiane entre mon envie punk de tout bazarder et la ligne dure des conservateurs amateurs de récits historiques.

Qu’avez-vous pensé de l’exposition rétrospective consacrée à L’Habitant de l’infini à Angoulême?

Je suis pétri par un mélange d’émotions. Celle qui domine, c’est la gêne: il s’agit d’une très belle exposition et j’ai l’impression que mon travail est presque exagérément mis en valeur.

Concernant le spin-off Bakumatsu , que vous supervisez, n’est-il pas frustrant de laisser d’autres artistes s’approprier votre œuvre la plus célèbre?

Au tout début, il m’est arrivé de regarder ce que voulaient faire les auteurs Renji Takigawa et Ryu Suenobu, mais je n’ai fait quasiment aucun retour, je les laisse faire leur travail dans leur coin. Si cette œuvre trouve son public, ce sera entièrement grâce à leurs efforts. Je ne suis pas du tout frustré par le fait qu’ils s’approprient mon travail. C’est une manière de faire très courante au Japon, qu’une série connaisse un spin-off signé par d’autres auteurs, ce qui leur permet de se faire un nom dans le milieu. La seule chose que je pourrais souhaiter, c’est que cette série ne traîne pas trop, qu’elle se conclut plutôt rapidement parce que je pense que les auteurs ont du talent et gagneraient à travailler sur leurs propres projets. J’ai un peu de peine pour eux qu’ils soient cantonnés à œuvrer dans mon ombre, si l’on peut dire.

Vous avez dit en entretien lutter pour maintenir votre rythme de dessin au fil des années. Quelles solutions envisagez-vous pour l’avenir?

À l’époque de L’Habitant de l’infini, il y a un moment où j’étais à court d’énergie, rincé. Mon éditeur a débauché un assistant et lui a ordonné de venir chez moi tous les jours, qu’il y ait du travail ou non. Finalement, le fait de me retrouver avec quelqu’un qui observait si je bossais ou non, ça m’a mis la pression et m’a suffi à ne pas perdre le rythme. On ne peut plus trop recourir à cette solution-là mais j’essaye aujourd’hui de compenser grâce à ma volonté, ma détermination.

Actuellement, sur quel projet travaillez-vous ?

Il y a quelqu’un, d’une certaine maison d’édition, qui me tanne depuis quinze ans pour que j’écrive une série de fantasy… Je n’ai pas d’attachement particulier à ce genre mais, en général, quand on me propose quelque chose, je me mets à me documenter et ça suffit à susciter mon intérêt. Des travaux de commande peuvent ainsi provoquer un véritable engouement. Si j’accepte ce projet, cela pourrait bien tourner de cette manière…

Un grand merci à Aurélien Estager pour l’interprétariat français-japonais.