Envoyée spéciale à Montpellier
Que se passe-t-il dans la tête d’un sculpteur? C’est cette alchimie étrange que propose d’explorer la rétrospective «Toni Grand» (1935-2005), toute en formes surnaturelles et titres mathématiques. Ses créatures de bois et de chair entre le vivant et le fossilisé – arbre découpé en une séquence logique, fourche presque animale par sa souplesse ou sa noirceur sous-marine, jeu d’épingles géantes dont l’anse suit le mouvement d’un poisson – transforment le Musée Fabre de Montpellier en un temple archaïque et minimal. C’est un monde de rêverie poétique et de virtuosité technique, de recherche formelle et de philosophie sous-jacente. Un monde d’une étrange beauté, complètement à part, qui dessine, derrière ses volutes de bois arqué et ses constructions improbables, le portrait d’un artiste de forte nature.
Il est là, mince et nerveux comme un cheval de Camargue, qui pose en jeune rebelle des années 1970 contestatrices, résolument hors des sentiers battus, heureux de sa différence. Il est là, en monsieur un rien déphasé dans ce Portrait de Toni Grand dans l’atelier du mas du Mouton, avec le seul costume qu’il ait jamais eu (mariages et enterrements) en 1988 devant l’objectif de François Lagarde. Il pose en héritier narquois de Marcel Duchamp ou en personnage surréaliste peint par Jean Hélion, derrière l’invraisemblable cage souple qui quadrille l’espace de sa blancheur opaque. Cette géométrie presque bancale est une construction de bois et de stratifié polyester qui fait prisonniers de réels poissons, conservés par le formol, dont la longueur et la ligne déterminent chaque section du tout (Sans titre, 1988, don de l’artiste au Centre Pompidou en 2002). Il y a dans cet alliage incongru une certaine folie qui voudrait attraper le début du monde et figer le temps, comme l’ambre attrape le moustique préhistorique dans sa résine.
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«Il faut n’y voir aucune connotation symbolique. Le moins de connotations possibles en général. Mais les poissons, ce sont des “morceaux du monde”. C’est une autre partie du monde réel qui est convoquée. C’est un matériau sans valeur, sans détail ni histoire. Mais je reconnais que c’est incongru de faire entrer des matériaux comme le poisson dans la sculpture. C’est la première fois qu’on met au même niveau le poisson et la pierre», expliqua Toni Grand à Dominique David, en 1991, à l’occasion de son exposition au Musée des beaux-arts de Nantes, sous la direction d’Henry-Claude Cousseau. Pourquoi être sculpteur? lui demande Yves Michaud en 1983, lors de son exposition au Musée Sainte-Croix de Poitiers. Cette activité «qu’aucune institution ne légitime ou ne légifère répond à des nécessités intimes, non opératoires, urgentes et pas banales, privées peut-être, injustifiables d’ailleurs. Nous sommes très loin des machines générales à fabriquer du sens», lui soumet Toni Grand, dans un dialogue entre philosophie et histoire de l’art.
Toni Grand est né Antoine Grand en 1935 à Grand-Gallargues, dans le Gard, une ville qui domine la plaine de la Petite Camargue où les étangs et les marécages asséchés bordent le littoral, qui est à 12 km. Son père, Maurice Grand, est exploitant agricole. Sa mère, Augusta Warnery, l’appelle Toni. Dans le savant catalogue écrit par son fan-club passionné, d’Olivier Kaeppelin à Éric Fabre et Alfred Pacquement, Barbara Gaviria établit la chronologie assez stupéfiante d’un artiste farouche, resté ancré sur sa terre du Sud. Toute son œuvre en respire la beauté sauvage et un certain dépouillement vers l’essentiel. Ce «drôle de type qui vit dans son mas en Camargue, avec les chevaux et les taureaux, une forge, une guitare», qui «joue du flamenco, ne parle pas beaucoup», dira l’ami qui lui présentera sa femme, Lyliane Vasseur, en 1957. Homme discret, il aime les«soleares», ces chansons de la solitude issues du flamenco. Sa première école, d’avant-garde et nommée Puits aux fleurs, tient de la ferme, il s’y rend à cheval camarguais, y rencontre un certain Claude Viallat, alors en sixième. Ils se retrouveront en première, Toni Grand offre alors à Claude Viallat une de ses premières sculptures. À cette époque, au début des années 1950, l’adolescent travaille le bois et le fer, met à profit son initiation, à la forge.
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Quel personnage! Après son bac en 1955, il fait une année de philo à la faculté de Montpellier. Homme paradoxal, ce lecteur de Nietzsche, Heidegger et Lévi-Strauss obtient aussi son diplôme de maître berger à la Bergerie nationale de Rambouillet. Le service militaire le contraint à rester vingt-sept mois dans le Constantinois de 1958 à 1960. Et c’est en Algérie qu’il fait l’apprentissage de la taille directe. Il demande à quitter les commandos, se refuse au recours à la torture et est muté tout seul dans une ferme, où il élève des chiens, quitte à tuer des ânes pour les nourrir, les dépeçant comme il le faisait avec les sangliers des chasses paternelles. Quand il revient en France au début de 1960, il est accompagné de son cheval anglo-arabe bai avec un grain de beauté blanc étoilé sur le front, nommé Tout Seul.
Celui qui fut assistant dans l’atelier parisien de la sculptrice hongroise Marta Pan, au début des années 1960, s’aménage son propre atelier dans son mas. Là règne le silence pour la naissance d’une œuvre qui emprunte à la nature et à la géométrie, à la puissance évocatrice de la poésie et au recueillement devant un certain mystère du vivant. D’abord le plomb, le polyester, l’acier inoxydable et la fonte d’aluminium, puis des dessins au Ripolin noir (peinture industrielle) et goudron sur papier Ingres, puis le bois qui devient son matériau de prédilection jusqu’en 1975. Il a une façon de le découper en série, de le continuer par une sculpture, de l’arrondir et de rendre au bois flotté un noir velouté par le graphite qui est habile comme un luthier, pensé comme un minimaliste. «Oubli, calme, surprise, disait Toni Grand», résume en écrivain Olivier Kaeppelin. Toni Grand a mérité son nom: il a inspiré nombre d’artistes, de Richard Deacon et Katinka Bock au chorégraphe Boris Charmatz.
«Toni Grand. Morceaux d’une chose possible», jusqu’au 5 mai au Musée Fabre de Montpellier. Catalogue sous la direction des commissaires scientifiques Olivier Kaeppelin et Maud Marron-Wojewodzki, Sonek/Musée Fabre, 40€.