Cet article est extrait du Figaro Hors-série Céline, une saison en enfer, un numéro spécial édité pour le 130e anniversaire de la naissance de l’écrivain du Voyage au bout de la nuit, le 27 mai 1894. Afin d’être tenu au courant de l’actualité historique et culturelle, abonnez-vous gratuitement à la Lettre du Figaro Histoire.
Le 27 mai 1894, quand naît Louis Destouches, Sadi Carnot est président de la République française, mais plus pour très longtemps. Le 24 juin, il sera assassiné à Lyon par Caserio, un anarchiste italien, promptement guillotiné le 16 août. Auguste Vaillant l’avait été le 5 février pour avoir fait exploser une bombe à la Chambre des députés, mais Ravachol les avait précédés sur les bois de justice, le 11 juillet 1892. Partout en Europe, les têtes couronnées volent en éclats sous les bombes des anarchistes qui opèrent aussi à coups de couteau et de revolver. Autre fait marquant, le 15 octobre 1894, le capitaine d’artillerie Alfred Dreyfus est arrêté pour haute trahison et, dès le 22 décembre, le conseil de guerre, à l’unanimité de ses sept membres, le condamne à la déportation et à la dégradation.
Fernand Destouches, le père de Louis, modeste employé à la compagnie d’assurances Le Phénix, s’est félicité de voir que justice avait été si vite et si bien rendue. Le traître Dreyfus allait payer ses crimes, mais ses frères de race continuaient à dominer la société française, ils tenaient le haut du pavé, l’industrie, les banques et le grand commerce et ruinaient les petits boutiquiers, dont faisait partie son épouse, Marguerite Guillou, la mère de Louis, marchande à la toilette, spécialisée dans les objets de curiosité, la pacotille et la dentelle ancienne. On peut y voir l’origine, ou du moins l’une des explications, de l’antisémitisme qui explosera en 1937 dans Bagatelles pour un massacre.
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Louis est né rampe du Pont à Courbevoie, et il revendiquera toute sa vie son statut de banlieusard. C’est d’ailleurs non loin de là, au Bas-Meudon, également au bord de la Seine, qu’il rendra son âme à Dieu, le 1er juillet 1961. Louis Destouches est né dans une petite maison très ordinaire que ses parents quitteront vite pour s’installer à Paris, car c’est à Paris que se font les brillantes carrières et les grandes fortunes.
Sa mère est modeste, mais son père a des prétentions et signe parfois « des Touches ». L’enfant est élevé à cheval sur trois milieux sociaux, dans un milieu bourgeois, petit-bourgeois même, mais selon des principes aristocratiques, et avec des moyens de prolétaires. Et, comme les Destouches ont des petits revenus et pas de capital, ils n’auront qu’un enfant pour n’avoir qu’une seule bouche à nourrir. Louis restera donc fils unique et sera élevé dans la solitude, la hantise de la misère, la haine des Juifs, la peur du scandale et le souci de la respectabilité. Quarante ans plus tard, en 1936, l’écrivain Céline racontera son enfance dans Mort à crédit, dont il donnera une version romanesque, extravagante, mais vraie. Il forcera le trait, noircira, multipliera les outrances, dévoilant combien son enfance l’a marqué et combien il a souffert de la solitude, qui fut l’une des constantes de sa vie d’homme.
Pour l’heure, le « petit Louis » est encore un enfant élevé dans le quartier commerçant de l’Opéra, à deux pas des Grands Boulevards, le quartier de Bel-Ami et aussi celui de Pot-Bouille, dans le passage Choiseul, que Céline décrira comme une « cloche à gaz », d’où on ne voyait pas le ciel. Au médecin qui vient voir l’enfant qui souffre d’anémie, Céline fait dire dans Mort à crédit : « Votre passage (…), c’est une véritable cloche infecte… On n’y ferait pas venir des radis ! C’est une pissotière sans issue… Allez-vous-en !… » Et il écrit dans Voyage au bout de la nuit : « tout le monde se connaissait de boutique en boutique, comme dans une véritable petite province, depuis des années coincée entre deux rues de Paris, c’est-à-dire qu’on s’y épiait et s’y calomniait humainement jusqu’au délire ».
Louis va à l’école communale de la rue de Louvois. Il y fait l’expérience de ce qu’il appellera, dans Les Beaux Draps, « la grande mutilante de jeunesse ». Le directeur le note ainsi : « Enfant intelligent mais d’une paresse excessive, entretenue par la faiblesse de ses parents. » Louis est alors inscrit comme externe à l’école Saint-Joseph des Tuileries, rue du 29-Juillet, où il reçoit une éducation religieuse. Il achève ses études à l’école communale de la rue d’Argenteuil et obtient son certificat d’études en 1907. L’enfant, qui est vif d’esprit, curieux de tout et d’une intelligence exceptionnelle, étouffe à l’école et dans le milieu étriqué du passage Choiseul. Il ne rêve que d’aventures et de liberté.
Céline, une saison en enfer, Le Figaro Hors-Série. 14,90 €, en kiosque ou sur Figaro Store