Londres
D’un coup, la foule entière se fige, immobile et muette. Un immense silence tombe sur ces milliers, ces dizaines de milliers de personnes, massées le long du Mall, l’avenue qui mène à Buckingham Palace. Certains avaient patienté sur place pendant des heures – les plus endurants avaient même campé plusieurs nuits – pour être aux premières loges. Ils ont suivi sans la voir, par la retransmission audio diffusée par haut-parleurs, la cérémonie de Westminster Abbey. Tout le pays est plongé dans le recueillement. D’Édimbourg à Cardiff en passant par des terres lointaines du Commonwealth, on respecte les deux minutes de silence. En plein centre de Londres, on n’entend plus que les oiseaux des parcs, les canards du lac de St James’s Park. Même le trafic aérien a été suspendu. Militaires et policiers se mettent au garde-à-vous. Les badauds inclinent la tête.
Puis retentit un God Save the King entonné à pleins poumons, conclu par des applaudissements nourris. La reine est morte, vive le roi! Dans la nef de l’abbaye où se pressent deux mille personnes, dans les transepts où sont rangés les dignitaires et têtes couronnées venus de toute la planète, on ne frappe pas dans les mains. L’assemblée a chanté aussi l’hymne national, sauf le roi, assis au premier rang, à qui le chant rend hommage.
Devant eux, au centre, le cercueil d’Elizabeth II, arrivé en procession un peu plus tôt depuis Westminster Hall. Il est drapé dans le Royal Standard, les couleurs de la monarchie, sur lequel est posé un coussin de velours portant la couronne, l’orbe et le sceptre. Sur une brassée de fleurs, cueillies dans les jardins royaux et pour certaines présentes dans le bouquet de mariage d’Elizabeth, un petit carton est posé. Avec ces mots simples tracés de la main du roi, du fils: «In loving and devoted memory, Charles R.» («En souvenir affectueux et dévoué, Charles, roi»).
Les voix limpides des chœurs de Westminster Abbey et de la chapelle royale s’élèvent sous la majestueuse voûte, qui n’avait pas de vu de funérailles royales depuis plus de deux siècles, à la mort de George II, en 1760. C’est aussi là qu’Elizabeth II s’était mariée, en 1947, là aussi qu’elle avait été couronnée, en 1953, à l’âge de 27 ans. Le cercueil y est entré après une courte procession menée depuis Westminster Hall, où des centaines de milliers de Britanniques ont défilé depuis mercredi dernier. Derrière la prolonge d’artillerie tirée par des marins, Charles III, la princesse Anne et leurs deux frères, Edward et Andrew, puis les princes William et Harry. Leurs épouses les ont rejoints à l’entrée de l’abbaye. Les caméras se sont attardées sur les jeunes arrière-petits-enfants de la reine, le fils aîné et la fille du prince de Galles et de Kate, George et Charlotte. Les photos de la fillette de 7 ans, coiffée d’un chapeau noir, ont déjà fait le tour du monde.
Dans l’office religieux comme pour tous les autres moments de ce deuil national, chaque détail est pensé, pesé symboliquement et politiquement. Pour honorer le royaume du grand large, c’est la secrétaire générale du Commonwealth, Patricia Scotland, qui lit la première lecture. L’Évangile de Jean est lu par Liz Truss, la nouvelle première ministre. De la même façon, la cérémonie est jonchée d’hommages à la vie d’Elizabeth II. Son battant entouré d’une gaine de cuir pour une tonalité plus sourde et solennelle, la cloche de l’abbaye a sonné 96 fois, pour marquer les 96 ans de vie de la souveraine. Les chants en appellent à la mémoire. Comme The Lord Is My Shepherd, chanté lors du mariage d’Elizabeth II, ou O Taste and See How Gracious the Lord Is, composé pour son couronnement.
Le sermon prononcé par l’archevêque de Canterbury, Justin Welby, rend hommage à la femme de devoir que fut Elizabeth II. «Notre défunte majesté avait déclaré lors de son 21e anniversaire que sa vie entière serait dévouée à servir la nation et le Commonwealth. Rarement une telle promesse a été aussi bien tenue», dit le chef spirituel de l’Église anglicane. Il rappelle que «ceux qui servent avec amour sont rares, quel que soit leur milieu». Et que «les leaders qui servent seront aimés et leur mémoire chérie quand ceux qui s’accrochent au pouvoir et aux privilèges sont vite oubliés». Le prélat conclut par un «We will meet again» («Nous nous reverrons»), les paroles d’une célèbre chanson de Vera Lynn datant de la Seconde Guerre mondiale et que la reine avait reprise pour réconforter les Britanniques confinés durant la pandémie.
Le «Last Post», la sonnerie aux morts qui rend hommage aux soldats britanniques tombés au combat, retentit. Enfin, la cornemuse de Paul Burns, du Royal Regiment of Scotland, joue la complainte traditionnelle, Dors, ma chérie, dors. La cérémonie s’achève et une autre procession commence.
Devant Buckingham Palace, les bancs de géraniums éclatants sont assortis au rouge de l’uniforme des grenadiers de la reine. Ces soldats, reconnaissables à leur haut bonnet en poils d’ours, font partie des cinq régiments d’infanterie de la garde de la maison du souverain. De leur pas cadencé, rendu célèbre par la traditionnelle relève de la garde, ils se sont postés tout au long du parcours, à quatre mètres de distance les uns des autres. Au passage du convoi, ils inclinent la tête et posent l’arme au pied.
Arrivée de Westminster, la procession remonte lentement le Mall, où se sont massées de part et d’autre des dizaines de milliers de personnes. Répartis en sept groupes, chacun au rythme de sa propre fanfare jouant des marches funèbres, quelque 6000 soldats prennent part à ce défilé pour rendre hommage à celle qu’ils appelaient leur «boss». Des membres de la Metropolitan Police à cheval ouvrent la marche, suivis par des cavaliers de la police montée royale canadienne. Viennent ensuite plusieurs détachements du Commonwealth: Nouvelle-Zélande, Australie, Canada. Puis la Royal Air Force, l’armée de terre et la Royal Navy, enfin les hérauts d’armes écossais en kilt, ainsi que les troupes d’élite de la brigade des Gurkhas, d’origine népalaise, et les tambours des Royal Marines, dont certains revêtus de peaux de léopard ou de tigre. Les membres de la maison royale de la reine Elizabeth II marchent derrière.
Voici le cercueil de la reine Elizabeth sur un affût de canon, tiré par 142 matelots de la Royal Navy, encadrés par les Yeomen of the Guard, avec leur uniforme rouge et or de la période Tudor, et les archers de la reine, deux unités de gardes du corps du souverain, aux rôles cérémoniels. Le rôle des matelots date de l’enterrement de la reine Victoria, en 1901: ils avaient remplacé les chevaux, qui s’étaient emballés et avaient failli renverser le cercueil.
La famille royale marche au pas derrière le catafalque: le roi Charles, sa sœur Anne, ses frères Andrew et Edward, puis les petits-fils William, prince de Galles, et Harry. Suivent en voiture la reine consort Camilla, avec Kate, princesse de Galles, George, désormais deuxième dans l’ordre de succession au trône, et Charlotte. Derrière, dans une autre limousine, Meghan Markle et Sophie, comtesse de Wessex, épouse du prince Edward, voyagent ensemble, puis les princesses Beatrice et Eugenie, filles d’Andrew. La procession serpente lentement autour du mémorial de la reine Victoria, devant les grilles de Buckingham Palace, le long desquelles tout le personnel du palais s’est aligné, les mains croisées en signe de respect.
Arrivé à l’arc de Wellington, au coin de Hyde Park, le cercueil est transféré dans un corbillard royal pour être conduit à Windsor, dernière demeure de la reine, 38 kilomètres à l’ouest de Londres. Après une nouvelle procession sur le Long Walk, la grande allée de 5 kilomètres menant au château construit par Guillaume le Conquérant, deux nouvelles cérémonies achèvent ce marathon de onze jours de deuil.
La première, publique et télévisée, rassemblant 800 personnes, dont tous les premiers ministres des royaumes ayant eu la reine comme chef d’État et le personnel de la maison royale. La seconde, dans l’intimité familiale. Sur le perron du château, les deux corgis de la reine, Muick et Sandy, désormais sous la garde de son fils Andrew, tenus en laisse par un valet, font leurs adieux à leur maîtresse. Comme l’a fait avant son fidèle poney.
Dans la chapelle Saint-George de Windsor, le moment fort arrive. La couronne impériale d’État, l’orbe et le sceptre sont enlevés du cercueil pour être posés sur l’autel. Le symbole de la fin d’un règne. Le lord Chamberlain, le plus haut fonctionnaire de la maison royale, brise alors sa «baguette d’office», signifiant la fin de son service au souverain. Il le place sur le cercueil avant que celui-ci ne descende lentement dans le caveau royal au son de la complainte d’une cornemuse qui s’éloigne doucement. «La défunte, plus haute, plus puissante et excellente monarque Elizabeth II, par la grâce de Dieu, reine du Royaume-Uni et d’Irlande du Nord, de ses autres royaumes et territoires, chef du Commonwealth, défenseur de la foi et souveraine de l’ordre de la Jarretière» disparaît à la vue du monde à 16 h 48 (17 h 48 en France).
Le God Save the King résonne une nouvelle fois, célébrant le règne du nouveau roi. Un peu plus tard dans la soirée, le cercueil d’Elizabeth II devait être réuni avec celui du prince Philip, mort en avril 2021, dans une aile adjacente de la chapelle, aux côtés des parents de la reine et des cendres de sa sœur Margaret. Le dernier repos, en ces lieux qui ont donné leur nom à la dynastie.
À VOIR AUSSI – Le cercueil d’Elizabeth II quitte Londres et prend la direction de Windsor sous les acclamations