Chez Racine, les amours roulent à tombeau ouvert, empruntent des sens interdits, s’enfoncent dans des culs-de-sac. La faiblesse des cœurs humains est aussi difficile à dessiner que le contour d’une brume. Ainsi Pyrrhus devrait aimer Hermione, il aime Andromaque. Soyons plus précis : Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, mais Pyrrhus aime Andromaque, qui aime son mari, Hector, tué par Achille, le père de Pyrrhus. C’est beau, tortueux, chaotique, c’est grec. Une vraie salade. Andromaque fut le premier triomphe de Racine, il aurait presque pu en rester là. Un chef-d’œuvre suffit à asseoir la postérité, mais il en écrira, en dix années, une dizaine d’autres qui font encore la joie des théâtres. Le metteur en scène et scénographe Stéphane Braunschweig connaît la musique racinienne.
En 2016, il monta à la Comédie-Française Britannicus et Iphigénie, en 2020, à l’Odéon, dont il est le directeur. Même si vous êtes par avance fatigués d’admirer encore et encore la belle sonorité des vers de ce bon vieux Racine, même si vous connaissez sur le bout de vos doigts d’écolier tachés d’encre la profondeur de sa connaissance des passions, sa douceur et sa pompe, Andromaque montée par Braunschweig ne vous décevra pas, car elle se regarde comme un tableau ; elle se contemple comme une toile de Rothko. Une toile en rouge et noir. L’œil écoute. Un cercle couleur du sang couvre le sol. Le rouge confondra le drame tout entier. Ce cercle représente, sans doute, une arène dans laquelle s’opéra une terrible bataille, car contrairement à ce prétendait Giraudoux, la guerre de Troie a bien eu lieu et elle en a laissé des traces. Tous les personnages principaux, ici, sont des traumatisés, emprisonnés dans leurs déchirures, faits comme des rats. Sous leurs pieds, le sang bout encore.
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Oreste (Pierric Plathier), accompagné de son ami confident Pylade (Jean-Baptiste Anoumon), arrive sur la scène par la salle. Tous deux vêtus d’imperméables sombres. Leur conversation permet aux deux acteurs de se mettre en bouche les vers raciniens. Oreste expose son plan pour conquérir Hermione, « pour la fléchir, l’enlever, ou mourir à ses yeux ». Puis le rideau qui voilait le décor se lève. La lumière se fait plus dense sur le lieu de la tragédie à venir. Sur la scène, une table et trois chaises blanches, dont deux à la renverse. Puis débarque Pyrrhus (Alexandre Pallu) : immédiatement, sa taille l’impose. Cheveux filasse mi-longs, treillis militaire, rangers qui font flic ! floc ! dans la mare de sang, le fils d’Achille, roi d’Épire, n’a pas l’air dans son assiette. En plein dilemme. Pas facile d’aimer Andromaque, la belle captive troyenne, lorsque le peuple grec vainqueur réclame la peau de son fils, Astyanax.
Andromaque, la voilà. La mère convoitée est interprétée par la troublante Bénédicte Cerutti. Elle respire avec délicatesse le dépaysement humain. Comme déracinée, elle est en plein dilemme, elle aussi. Rester fidèle à son défunt mari ou se donner à Pyrrhus ? Mais à quel prix ? Celui de la mort de son enfant. Quant à Hermione, promise à Pyrrhus, Stéphane Braunschweig la glorifie dans sa noirceur. Elle est noire d’yeux, de cheveux et de jalousie ; elle est le cygne blessé qui invite aux ténèbres primordiales.
Chloé Réjon, magistrale, n’incarne pas Hermione, c’est Hermione qui sort de son souffle. Mains dans les poches, elle rumine sa vengeance. L’amour non partagé la pousse au crime de Pyrrhus, et Oreste à la folie. Avec Racine, on craint toujours une mise en scène épaisse. Celle de Braunschweig ne cède pas à la mode des vidéos projetées ou autres pénibles gimmicks.
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Elle est dressée à l’austère. Les costumes de ville, ici, renoncent à l’illusion. Le metteur en scène a raison de penser que le théâtre de Racine s’assume tout seul, que les personnages s’individualisent naturellement par leurs actes et qu’Andromaque est une image allégorique de l’actualité. Et c’est le spectateur qui se retrouve captif de cette remarquable représentation.
Andromaque. À l’Odéon-Théâtre de l’Europe, jusqu’au 22 décembre. Tél. : 01 44 85 40 40.